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A propos d’un musée flou

JEAN BAZIN
ALBAN BENSA

Le musée du quai Branly a désormais son architecte, mais a-t-il trouvé son principe ? On voit déjà seprofiler le bâtiment alors que l’institution reste problématique. établissementl’Art et la Science, la rue de Valois et la Rue de Grenelle, qui sontcensées veiller de concert à sa naissance. Que va-t-on choisir de nous y montrer ? Des documents ou desoeuvres ? De quoi va-t-on nous y parler ? D’ethnologie ou d’esthétique ? Qu’un tel musée se doive d’êtreaussiun lieu de recherche,certes !Mais pour quel savoir ?

Pour l’ethnologie, les objets sont des indices. En tant qu’exemples d’une façon de fabriquer une cuillère oude sculpter un masque, ils renvoient à des façons de faire, mais aussi à des façons d’être. Un lien est nouéentre les objets et leurs propriétaires originaires, entre la collection et une identité ethnique supposée stable.On dessine ainsi le panel des peuples « premiers » dont ces objets ne seraient que les traces. Et lamuséographie d’apporter sa contribution à l’évidence de l’ethnie en assignant les choses aux seuls mots dela tribu. Les objets pourtant ont rarement été conçus pour jouer un rôle de symbole identitaire. Ils ont enoutre un destin propre qui échappe à ceux qui les fabriquèrent. Si leur valeur documentaire est indéniable,on nesauraitpourtantles y réduire.

Au début du XXe siècle, des objets arrachés à de lointains rivages, d’abord acquis et rapportés au titre decuriosités exotiques ou de souvenirs d’aventures sous les tropiques, ont commencé à être perçus commedes oeuvres. Comment un objet, alors que tout laisse penser qu’il n’a pas été composé et fabriqué pour êtreune oeuvre, devient-il une oeuvre ? Il faut admettre que n’importe quel produit d’un travail humain, d’uneactivité intentionnelle - tout « artefact », tout ce qui est fait avec un certain art, mais pas forcément « pourl’Art » - est susceptible de devenir, dans certaines conditions, une oeuvre : Marcel Duchamp nous en aadministré une fois pour toutes la démonstration en acte, même si la théorie de l’art n’a pas fini d’endécoudre avec la nature énigmatique de cet acte. Il n’est pas indifférent que son intervention inaugurale soitcontemporainede l’« invention » des arts dits primitifs.

Un masque africain - disons, par exemple, celui aux yeux-cylindres en saillie (Wobé ou Grebo de Côted’Ivoire) qu’on peut voir accroché au mur dans un dessin que fait Picasso de sa salle à manger à Montrougeen 1917 ou cet autre aux yeux-croissants de lune (Kwélé du Gabon) que possédait Tristan Tzara et qu’onput voir pour la première fois en 1930 à la galerie Pigalle - devient une oeuvre de la même manière qu’unséchoirà bouteilles :quand il cesse de servir.

Une oeuvre ne sert à rien. C’est à cela qu’on la reconnaît. Elle est là, chose se tenant par et pour elle-mêmedans un monde qui nous a précédé et qui nous survivra. Une oeuvre est un objet dégagé de tout service,libéré de toute fonction ; c’est de cette liberté que naît sa capacité à exprimer éventuellement quelque chose,par-delà les espaces et les temps humains, aux multiples regards qui se posent et se poseront sur elle,comme à tisser subtilement des rapports imprévus avec d’autres oeuvres dans l’espace d’une galerie oud’unedemeure,dans un livre ou un souvenir.

Mais tout objet, masque ou séchoir à bouteilles, est aussi un document. Pour peu qu’on lui adjoigne uncommentaire approprié, il nous livre de l’information. On peut collecter des ensembles ou des séries d’objetssupposés de même provenance et les disposer de telle manière qu’ils représentent pour le public unepopulation humaine donnée, exotique ou non, qu’ils l’instruisent de son mode de vie, de ses moeurs, de sescroyances ; Ils servent ainsi de support ou de prétexte à une leçon d’ethnologie. Qu’on prévoie de diviserl’espace d’exposition en « aires culturelles », elles-mêmes découpées en « ethnies » (même si quelqueslieux-carrefours compléteraient le dispositif) laisse penser que l’idée savante de faire de ce musée uneprojectionde la carte des sociétés etdes cultures humaines reste déterminante.

Pourtant, le programme même d’une telle « histoire naturelle » des variétés humaines à inventorier d’un boutà l›autre du globe estdevenu largementirrecevable.Les anthropologues ne croientplus que leur tâche est d’identifier, de cataloguer, de mettre en fiches et en vitrines des entités discrètes étalées dans le hors-tempsd’une simultanéité fictive : à chacune ses rites, ses représentations collectives, ses coutumes, ses objetsqu’on pourrait aligner et étiqueter dans une galerie ethnologique. Une société, si « primitive » et « sanshistoire » qu’elle puisse paraître, n’est jamais un univers clos : c’est plutôt le regard de l’ethnographe qui tendà l›isoler pour mieux la connaître,à la circonscrire pour mieux la décrire.

Dans ce travail de sélection et de classement, la muséographie voudrait asséner des preuves : les objetsdésignent les ethnies auxquelles on les identifie. Il y a des Dogons puisqu’il y a des masques dogons. L’effetd’authenticité est d’autant mieux assuré que ce raisonnement circulaire construit des monades en forme devitrines. A chacune d’elles le soin de donner corps à une culture et à une seule pour laquelle la série desobjets présentés tient lieu à la fois de logo et de vestige. De salle en salle, le visiteur sera ainsi invité àparcourir la planète des ethnies, image d’un monde « premier » et, laisse-t-on supposer, antérieur à tous lesautres découpages connus. Mais l’ethnie, loin de constituer le socle a-historique de l’humanité, est elle-mêmele produitd’une longue histoire qui parle d’Etats,de royaumes etde nations.

Pas plus que celle d’un individu, l’identité d’un peuple n’est un rapport de soi à soi : elle est engendrée dansune confrontation sans fin à ses proches voisins comme à des civilisations plus lointaines, alliés ou ennemis,vaincus ou vainqueurs, au fil d’une chaîne sans fin de références multiples à d’autres traditions comme auxtraditions des autres. C’est ce dont ces objets « premiers » portent trace : plus qu’ils ne révèlent l’essenced’une âme collective ou l’esprit d’un peuple, ils sont d’abord le résidu de l’histoire, locale mais aussi globale,qui les a finalement conduits jusque dans nos musées. Ils sont à ce titre pleinement contemporains d’untemps actuel où les populations ethnographiées dont ils proviennent sont désormais des acteurs collectifssur la scène mondiale, minorités indigènes revendiquant leurs droits ou Etats souverains engagés dans laconstitution denouvelles nations.

Va-t-on donc vraiment continuer à nous présenter des panoplies d’objets bambaras, inuits ou papouscomme on nous montre, à l’aide d’un puzzle d’ossements savamment reconstitué, une espèce animaledisparue? La plupartdesobjets ditsethnographiquesdatentduXIXe etduXXe siècle. Loinde releverd’un « art premier », ils sont venus le plus souvent en dernier dans la chaîne des créations humaines que déroulel’histoire de l’art et des civilisations. Inutile dès lors de s’acharner à dater du XIVe siècle un morceau de boisquin’aétésansdoutesculptéqu’ausiècledernier! Etcombien,enretour, l’assignationd’uneoeuvreàteloutel peuple paraît réductrice quand on sait que, parfois depuis deux cents ans, les objets circulent sur unmarché pour lequel souvent ils ont été produits ! L’authenticité n’est proportionnelle ni à l’ancienneté ni àl’appartenancesupposée de l’objetà une ethnie mais à la qualité du geste artistique.

Dès lors qu’on restitue les objets dans l’histoire infinie de leurs interprétations, la coupure entre les arts ditsprimitifs et l’expression artistique contemporaine n’est plus crédible. A quoi bon maintenir la fiction del’immobilité des hommes, de leurs oeuvres et de leurs identités quand on sait que l’art des Aborigènes acommencé en 1971 sous l’impulsion du graphiste australien Geoffrey Bardon ? Pourquoi s’obstiner àencager les « sauvages » derrière des grillages de critères qui confondentencore beauté etancienneté ?

Pour qu’ils existent comme oeuvres, il faut libérer les objets. Que, cessant d’incarner une culture ou derenvoyer à une société déterminée, ils ne s’appartiennent plus ; qu’on les laisse évoquer indéfiniment desmondes multiples, ouverts les uns sur les autres et éventuellement très étrangers à celui de leur naissance ;qu’au lieu de les inscrire dans une tradition, de les ancrer dans une patrie, on leur donne la possibilitéd’exprimer tout ce qui les apparente à ce qui n’est pas eux, par exemple aux créations de l’art contemporain,celles du vieil Occident ou celles des nouvelles nations ; que, les extrayant de leur gangue ethnographique,on restitue à ces choses leur vérité multiple de références sans cesse repensées, dévoyées, empruntées,réinventées.

Un tel musée doit être non pas un alignement de boîtes closes, mais un jeu de miroirs autorisant lesidentifications les plus diverses, les narrations les plus variées (à commencer par l’histoire des regardssuccessifs portés sur ces objets), les connexions transversales les plus surprenantes. C’est la condition pourque les visiteurs d’aujourd’hui, mus par cette attirance-répulsion que suscitent désormais les « traditions »

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