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Les objets et les choses
Des objets à «la chose »

JEAN BAZIN
ALBAN BENSA

L’idée de ce dossier - comme le thème de notre séminaire commun («La force des choses») 1 - plus que d’une hypothèse nettement formulée, est née d’une insatisfaction : l’ethnologie connaît des objets, éventuellement les décrit, mais elle ne sait pas rendre compte de leur «effet» propre. Elle décrypte plus ou moins savamment leur -sens » (leur sens pour qui ?), mais elle ne sait pas expliciter l’événement qu’est leur présence. C’est vrai des objets dits «symboliques» dent la réalité paraît tout entière s’épuiser sous la catégorie pratique du don et du contre-don. La fameuse « introduction- de Lévi- Strauss à Mauss et en particulier sa lecture critique de Y Essai sur le don2, si grande que soit son importance dans l’histoire récente de l’anthropologie, fermait résolument bien des chemins; nous sommes de ceux qui, comme Maurice Godelier3; en ont pris depuis quelques années conscience. Un peu malgré lui, grâce à sa lecture scrupuleuse des données, Mauss découvrait que ces objets donnés gardaient en quelque sorte trace (ou préservaient «l’âme») de leur possesseur. Lévi-Strauss, d’un geste souverain, met au compte des théories indigènes» et de leur exotisme de pacotille toute analyse de ce genre. Mais au nom du «principe de réciprocité», promu au titre d’axiome a priori de la culture humaine, les objets (comme les femmes) se réduisent à leur être fantomatique de purs signes. JJ est vrai que ces -objets de l’échange symbolique» sont pour la plupart « sans usage par destination- et/ou «superflus par leur abondance» : s’en suit-il nécessairement que, sur le modèle du moi de passe, ils soient seulement (on «d’abord») «signifiants d’un pacte qu’ils constituent comme signifiés 4 » ? Nous aurions tendance à accorder aujourd’hui plus d’importance au plaisir, bien décrit par Malinowski par exemple, que les possesseurs provisoires de ces biens prennent à les toucher, à les contempler et au désir intense, source d’incessantes stratégies passionnées, qu’ils ont de tout simplement les avoir. Les choses singulières s’affirment comme à la fois exceptionnellement « belles » et « chargées de toute l’histoire de leur circulation de main en main et d’île en île, mais en tant que telles elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes ; nous verrions volontiers dans l’«effet» qu’elles exercent plus que dans leur fonction «symbolique», leur «secret».

C’est vrai aussi des objets «fétiches», trop longtemps réduits au statut de simple médiateur («autel entre les hommes et le divin par une tradition ethnologique soucieuse de redonner une «religion», sinon une métaphysique, à des populations accusées par des générations de voyageurs presses et de missionnaires partiaux d’adorer le bois et la pierre : une interprétation théologique qui n’est pas nécessairement ethnographiquement fausse ( les acteurs ou les «informateurs» l’énoncent éventuellement surtout dans une situation coloniale de confrontation aux religions monothéistes), mais qui ne rend compte que très faiblement ou partiellement des pratiques observées. Là encore, à la place du discours sur l’objet, il faut rétablir la présence de la chose, dans sa pure singularité à chaque fois révélée, répétée et «refabriquée» par le rite5, pour que l’efficacité de son avènement régulier (c’est-à-dire l’état de croyance qu’il induit et les thérapies individuelles ou les remises en ordre collectives qui en dérivent) cesse d’être soit miraculeuse (stupéfaction, quasi conviction ou silence pudique de l’ethnologue), soit imputée aux représentations irrationnelles des populations étudiées.

D’où notre intérêt pour toutes ces situations, fort diverses, où les catégories pratiques ordinaires selon lesquelles nous saisissons les objets et en constituons un monde sont provisoirement suspendues. Lorsque les objets cessent de représenter et d’être utiles ou porteurs de valeur, qu’ils ne sont plus des signes, des instruments ou des gages, on fait l’expérience de leur pure «choséïté», de la singularité de leur présence à la fois étrange et familière, de l’«idiotie» de leur réalité, dirait Clément Rosset.

L’accès à ce «réel pur» n’est possible que lorsque s’ouvre une brèche dans la chaîne qui lie les objets en les classant sous des catégories prédéterminées. L’objet n’apparaît soit utile soit «symbolique» que dans la mesure où il est d’emblée pris dans une logique ou de l’opération instrumentale (moyens/fins) ou de la signification (signe/référent). Il suffit de l’extraire des actions ou des discours par lesquels il fait usage ou fait sens pour que ces évidences s’atténuent ou se dissipent. Réduit à sa seule présence - ce à quoi contribue tout dispositif faisant alterner sa disparition et son apparition - l’objet ne sert ni ne parle plus; en retour, il produit un effet : la «force des choses» qui s’impose alors ne peut être que ressentie; elle suscite une émotion dont les diverses interprétations de l’objet (sa lecture comme signe, sa destination à quelque bricolage différé, etc.) ne rendent pas compte. La littérature, la création artistique ou la psychiatrie modernes ont, chacune à leur manière, abordé cette expérience de l’absurde, de l’insolite et du désinvestissement de l’objet. De La Nausée de Sartre à L’extase matérielle de Le Clézio, de Duchamp à Magritte ou à travers, par exemple, la description de L’être-là du schizophrène par Giséla Pankoff, est attestée la puissance «stupéfiante» de la chose dépouillée de toutes les «objectivations» qui l’habillent d’ordinaire de sens divers. L’objet, en effet, comme invite à le penser Heidegger6, n’existe qu’à travers la relation que nous établissons avec lui, «en tant qu’il nous fait face» (Gegenstand) ; alors que la chose «se tient par soi-même» (Selbstand), dans son «autonomie». L’ethnologie n’a sans doute pas assez prêté attention à cette capacité de l’objet, sous certaines conditions, à perdre son statut de signe et, ainsi devenu «chose», à ne rien signifier que lui-même.

Traiter, par exemple, les objets cultuels les plus sacrés des aborigènes d’Australie comme les symboles matériels des entités naturelles ou imaginaires évoquées dans les mythes, revient à les extraire des rites au sein desquels leur fonction semble bien être, à l’inverse, de ne rien représenter. Marika Moisseeff montre en effet que les churinga ou les masques restent fort peu expressifs ou même réduits à leur pure matérialité (pierres ou bois informes); mais c’est précisément parce qu’ils sont dépourvus des qualités qui feraient d’eux des outils ou des signes qu’ils peuvent évoquer le trop-plein de sens de la conception aborigène du monde (le Rêve, «alchera», ou «Dreamtime»). Ces artefacts apparemment banaux et lisses, rendus singuliers par le seul rite et par leur rattachement à un lieu, à une personne, à un nom secret qu’évoquent leurs inscriptions , manifestent en tant que tels une présence unique. Tout entière portée par la «choséïté de la chose» elle se suffit à elle-même et, comme le développe Marika Moisseeff, se dévoile en se cachant.

De même, montre Marlène Albert-Llorca, les statues de la Vierge, telles que les croyants espagnols les manipulent, ne peuvent être comprises, selon la lecture sémio-théologique de l’Église, comme des images multiples d’une divinité céleste une et indivisible. Chacune de ces statues se trouve liée à un site, à une fête, à une histoire, et donne lieu en Espagne comme en France7 à des versions locales, «populaires» des vies de saintes officielles . Ainsi personnalisé, l’objet d’origine, souvent simple support de bois, est appelé - moment aussi bref que crucial de la cérémonie - à vivre parmi les fidèles, à danser, à pleurer, à se laisser toucher, etc. Les pratiques qui singularisent la statue et du même coup dénoncent et dévalorisent ses copies, restreignent sa capacité représentative mais rendent par là possible l’état de croyance (ou de foi), c’est-à-dire la transformation de la chose en une personne qui s’adresse directement aux pèlerins. Dans ces deux cas, l’efficacité rituelle est d’autant plus forte que la chose, churinga ou statue de la Vierge, constitue un signe opaque dont la propension à référer est en quelque sorte barrée. On passe ainsi, comme avec l’Eucharistie, de la transcendance à l’immanence : les objets ne peuvent être décrétés sacrés et vécus comme tels que parce qu’ils ne sont pas traités comme des images ; ils sont la divinité, la présence même du divin.

D’autres modes d’objectivation du monde environnant connaissent des formes comparables de détournement. Ainsi, Laurent Thévenot démontre que des ustensiles a priori tout entiers réductibles à leur fonctionnalité peuvent devenir des objets aussi singuliers que les personnes qui les possèdent et les font travailler. Le caractère tout à fait standard de l’objet se voit progressivement altéré par des procédures d’adaptation et de marquage. Avec son appareil-photo ou son bateau, chacun tisse des relations de connivence et d’intimité qui font de l’outil bien plus qu’un prolongement de la main ou un instrument de la raison : un alter ego. Du churinga au moulin à café se laissent percevoir deux expériences de «la chose», l’une dans le registre de l’étrange, l’autre dans celui du familier. Alors que dans le rite religieux l’irruption de la chose, savamment produite et mise en scène, fait d’elle une quasi-personne (un sujet), la pratique quotidienne des objets usuels et leur capacité à nous répondre (les «retours de réalité») leur confèrent une vie inséparable de celle de leurs possesseurs. Il faut donc, avec Mauss, prendre au sérieux la singularité et «l’âme» des choses et comprendre que le don n’est jamais un échange. Gage visible d’une histoire personnelle et collective, il ouvre une dette infinie et, par là, un circuit d’objets singuliers, un transfert de choses personnalisées. Certaines sont si profondément liées à leur détenteur qu’elles ne circulent même plus : comme les vieux outils, meubles ou vêtements inutilisables que nous conservons dans nos greniers, ces «biens inaliénables»8 ne servent plus à rien qu’à soutenir notre identité dans sa durée. Le don et son inverse, la thésaurisation, concernent des objets qui ne sont précieux que pour autant que s’y est incorporée et accumulée la singularité des individus qui les ont acquis, manipulés, admirés comme celle des événements de leurs transferts et de leurs epiphanies. Mais dans les situations où cette construction par sédimentation de circonstances et de récits se voit défaite, les objets ne sont alors plus particularisés et perdent toute leur aura.

Dans les salles des ventes, par exemple, étudiées ici par Alain Quemin, les modes de familiarisation qui soutenaient les objets et leur donnaient «un visage humain» et privé (celui de leurs possesseurs) tombent. La transmission des objets entre personnes socialement et historiquement liées cède la place au hasard et à l’anonymat. Ainsi, se trouve brutalement mis à nu le statut fondamentalement incertain des choses. Arbitrairement associées les unes aux autres dans des lots souvent hétéroclites, elles génèrent cette impression d’incongruité, de vide logique, que les enchères immédiatement s’attachent à combler. Au terme d’un jeu public d’identification et de classement, les objets y sont peu à peu recontextualisés et, par là, évalués. Aux plus personnalisés d’entre eux (le miroir de Marilyn ou l’œuvre d’art toute chargée d’une histoire spécifique) sont affectés sans difficulté des valeurs considérables. Quant aux plus ordinaires, leur prix est aussi proportionnel à leur capacité à être rattachés à l’identité personnelle ou sociale de l’acheteur ou du vendeur. Désimpliquer l’objet du contexte où il prenait initialement sens, c’est souligner son étrangeté mais prendre aussi le risque de n’en faire qu’un «machin» sans valeur; à l’inverse, l’insérer dans une histoire ou une série peut lui redonner sens mais aussi le banaliser. Ainsi faut-il à la fois le ranger parmi des objets qui le promeuvent et le personnaliser pour qu’il brille au sein de l’ensemble constitué. Les salles des ventes mettent bien en lumière ces processus qui, selon un incessant mouvement de va-et-vient, font et défont la qualité et la valeur des pièces présentées.

C’est quand l’objet devient «chose», c’est à dire absolument unique, qu’il prend le plus de valeur. Mais sa fonction est alors moins d’être utilisable ou de représenter que de rassembler des événements et des personnes. Ainsi, par exemple, les clous que les Ba- Kongo9 plantent dans leurs statues comme autant ex-voto font de ces fétiches des niasses informes qui ne figurent plus rien que l’obscur objet du désir qu’ils suscitent.

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