YAËL KREPLAK
L’étude sur laquelle se fonde ce texte a été présentée dans plusieurs séminaires et journées d’étude : à l’École des hautes études en sciences sociales (Marseille et Paris) et au Musée national d’art moderne. Elle a considérablement bénéficié des commentaires et questions qui ont été formulées en ces différentes occasions : je remercie, en particulier, Nicolas Doutey, Francesca Cozzolino, Thomas Golsenne, Isabelle Merly et Gaspard Salatko. Un grand merci également aux membres du comité d’Images Re-vues pour leur lecture attentive et enrichissante de mon texte. Cette étude a été financée par le Labex Créations, Arts et Patrimoine et a bénéficié d’une bourse du Centre national des arts plastiques. Elle n’aurait pas été possible sans le soutien des professionnels du Musée national d’art moderne qui m’ont accueillie à leurs côtés : je les remercie chaleureusement pour leur disponibilité et pour tous nos échanges tout au long de ces années.
Quiconque fréquente les lieux d’art et visite des expositions est familier des cartels, ces petits textes descriptifs qu’on trouve le plus souvent collés au mur, à proximité des œuvres exposées. Celui du Magasin de Ben, œuvre des collections contemporaines du Musée national d’art moderne (MNAM), la présente de la façon suivante :
Ce texte fournit un ensemble de propriétés identifiant l’œuvre : son auteur (Ben), son titre (Le magasin de Ben), sa date de création (entre 1958 et 1973), sa nature (l’œuvre relève des arts plastiques, elle est en trois dimensions, c’est un assemblage), sa composition (faite de matériaux divers), ses dimensions (il s’agit d’une œuvre en volume). À cela s’ajoutent quelques éléments qui renseignent sur l’histoire institutionnelle de l’œuvre : elle a été achetée en 1975, et figure dans le registre d’inventaire du musée sous le numéro AM 1975-185.
Face au Magasin, toutefois, il apparaît évident que ce format de description ne retient qu’une partie de ses traits caractéristiques. Les dimensions prennent leur sens face à la masse imposante et au volume de l’œuvre, à laquelle est parfois dédiée une salle entière. La caractérisation « assemblage », qui appartient au vocabulaire de l’histoire de l’art, est déjà suggérée par le titre de l’œuvre : il s’agit en effet d’un édifice, avec un intérieur et un extérieur, et même un étage, accessible par un escalier qu’on entraperçoit depuis l’ouverture sur la façade avant (sans qu’on puisse toutefois y pénétrer). Les « matériaux divers » ne disent rien de spécifique de l’hétérogénéité des éléments qui composent l’œuvre, sinon qu’ils sont trop nombreux pour être dénombrables et descriptibles : une roue de vélo, des panneaux noirs avec des inscriptions ou recouverts de papiers journaux, des poupées en plastique, une malle avec des disques vinyles, et ainsi de suite, soit autant d’éléments ajoutés les uns après les autres, au fil des années où ce magasin d’un genre singulier était en activité, avant de prendre la forme d’une sculpture en évolution, acquise par le musée.
En aucun cas, bien sûr, la description fournie par le cartel ne prétend à l’exhaustivité. Elle est d’ailleurs destinée à un usage spécifique : accompagner le regard du spectateur dans son expérience perceptuelle de l’œuvre en salle d’exposition. Elle va de pair avec l’œuvre – sous sa forme exposée, ou sous sa forme photographique et reproduite dans un catalogue d’exposition. Plus spécifiquement, cette description est le produit d’un regard particulier porté sur l’œuvre, celui des professionnels du musée, dont la mission est de préserver l’œuvre et de la présenter au public dans les meilleures conditions possibles : en bon état, bien exposée et mise en contexte de façon appropriée. En mettant en lumière ces quelques propriétés, le cartel nous informe d’une façon de voir l’œuvre – comme un artefact matériel produit à un moment t par un artiste identifié, appréhendable selon les catégories de l’histoire de l’art, aux dimensions, à la forme et à l’aspect déterminés.
Dans cet article, ce sont précisément quelques-uns des ressorts de cette façon de voir particulière que je voudrais explorer. En partant de ce qui nous est donné à voir dans la salle du musée, je montrerai en quoi l’œuvre – comment elle est présentée, définie, exposée –, est le produit d’un ensemble d’activités, le résultat d’un travail accompli par les différents professionnels du musée qui sont amenés à intervenir sur ses différents aspects : l’étude des circonstances de sa création, la restauration de certains de ses éléments, mais aussi son transport, son stockage en caisses dans les réserves, son installation en salle, sa documentation, qui seront appréhendés comme autant d’aspects qui participent à l’œuvre de façon constitutive.
Ce parcours à travers les différentes étapes de la vie de l’œuvre au sein de l’institution fournira ainsi le contexte d’une réflexion sur les enjeux et modalités de la prise en compte des propriétés matérielles des œuvres d’art. Où commence et où s’arrête une œuvre ? Qu’est-ce qui y appartient et comment le déterminer ? Quelle sorte d’entité matérielle est une œuvre ? Dans les pages qui suivent, je m’attacherai à montrer en quoi cette dernière question gagne à être posée non comme une question générale et théorique, mais comme une question particulière, rapportée à des œuvres spécifiques et des circonstances concrètes.
Après une présentation du contexte intellectuel dans lequel s’inscrit cette réflexion, j’introduirai l’enquête ethnographique réalisée au MNAM qui a fourni les matériaux de cette étude. Je détaillerai ensuite quelques étapes du parcours du Magasin de Ben au sein du MNAM, en examinant, à chaque fois, comment l’œuvre est perçue, définie et appréhendée, selon les contextes et activités impliquées. Je discuterai en conclusion les apports d’une telle approche praxéologique de la matérialité des œuvres pour l’étude de l’art et de ses productions.
Tournant matériel et approches socio- anthropologiques de la conservation des œuvres d’art. Pris depuis les années 1980, le tournant matériel, inspiré de l’anthropologie des sciences et des techniques, consiste à porter une attention renouvelée aux objets dans leur existence concrète et physique, aux réseaux par lesquels ils circulent, aux infrastructures qui les façonnent et les préservent. Ce faisant, il a contribué à élargir la sphère des préoccupations et transformer les méthodes d’enquête des sciences humaines et sociales, en incitant à prêter attention autant aux actions humaines qu’à l’environnement dans lequel elles se déploient, aux choses et aux objets par lesquels elles s’accomplissent et aux relations qui se nouent à travers eux.
L’art n’est pas resté extérieur à ce mouvement : Ingold rappelle que la notion même de « culture matérielle » trouve sa source « dans les sous-sols de la muséologie », discipline qui s’est donné pour mission d’étudier et préserver des artefacts2. Un certain nombre de travaux renouvellent aujourd’hui l’étude sociologique et anthropologique des objets d’art, en investissant plus spécifiquement le domaine de la conservation pour poser à nouveaux frais la question de leur(s) matérialité(s) : en prêtant attention au caractère processuel des objets d’art et en s’intéressant à l’hybridité des collectifs impliqués dans leur mise en exposition ; en examinant les objets patrimoniaux sous l’angle de leur « matière vibrante »4 et en les décrivant comme des assemblages matériels composites, sensibles à leur environnement et évoluant avec lui (Beltrame)5 ; ou encore en interrogeant les modalités par lesquelles ils durent, en abordant le travail de la conservation muséale comme consistant à les fixer temporairement sous la forme d’objet, aux propriétés stables et définies, alors que ce sont en réalité des choses en voie de décomposition (Domínguez Rubio)6. Ces différents travaux tirent ainsi parti, de manière innovante, des perspectives ouvertes par le tournant matériel pour problématiser la nature matérielle des œuvres d’art.
De fait, la question de la matérialité est bien un problème pratique – et n’a jamais cessé de l’être – pour ceux qui conservent, étudient, restaurent, préservent et plus largement s’occupent des œuvres. Le parti-pris de cette étude consiste à proposer une approche praxéologique de la matérialité, inspirée de l’ethnométhodologie7 et, plus particulièrement, du concept de respécification, forgé par Harold Garfinkel8. Cette tradition de recherche sociologique place la focale sur l’analyse des conduites, des activités pratiques et des formes de raisonnement situé des acteurs de la vie sociale, dans une démarche qui vise à rendre compte des catégories, concepts et méthodes que ces derniers mettent en œuvre dans le cours de leurs actions ordinaires. Le concept de respécification décrit, plus précisément, le geste analytique par lequel des thèmes de recherche, « dont l’usage est réservé en général à des discussions méthodologiques ou épistémologiques générales », deviennent des phénomènes, « dont les caractéristiques devront être découvertes, parce qu’elles ne peuvent être imaginées » et sont alors « employés pour désigner des caractéristiques liées à des activités courantes ».
Autrement dit, cette perspective incite à traiter la question de la matérialité des œuvres, non un comme enjeu théorique rapporté à des débats et programmes de recherche (traiter les œuvres comme des actants, les définir comme des entités composites hybrides, saisir leurs ontologies changeantes ), mais comme une question toujours située et rapportée à des problématiques concrètes, celles des acteurs amenés à déterminer ou agir sur la matérialité de tel ou tel objet, et à y apporter des éléments de réponse à partir de l’observation et de la description de leurs activités. C’est dans le contexte de leurs activités que se rend sensible la compréhension qu’ils ont du type d’entité matérielle qu’est une œuvre, qu’ils la formulent explicitement, la discutent ou la rendent observable à travers leurs pratiques situées. Il s’agit alors d’examiner comment et dans quels termes cette question se formule pour les professionnels compétents.
Le cas du Magasin de Ben me fournira, en ce sens, autant de « contextes pertinents » 10 pour analyser comment les professionnels du musée appréhendent les objets qui, à un moment, passent entre leurs mains. Plus précisément, l’étude des formes d’attention portées au Magasin de Ben me permettra d’examiner la pluralité des conceptions des œuvres qui cohabitent dans l’institution, partagées entre approche essentialiste – en vertu de laquelle une œuvre est un objet matériel déterminé, qui existe indépendamment des opérations effectuées sur lui – et approche praxéologique – selon laquelle les propriétés qui définissent les œuvres (un titre, des matériaux, des dimensions, un ensemble d’éléments, un mode d’installation ) se discutent et se (re)déterminent dans les activités et pratiques situées.
Une ethnographie de la conservation au MNAM : le choix du Magasin de Ben
14 Cette étude s’appuie sur des matériaux collectés entre 2014 et 2017 au MNAM, dans le cadre d’une ethnographie des activités liées aux œuvres de la collection contemporaine du musée, soit les œuvres produites par des artistes nés entre 1920 et 1960, au nombre de 3000 environ (au moment de l’étude). Cette enquête m’a amenée à suivre, observer et parfois filmer les membres du service des collections contemporaines en charge de la conservation des œuvres dans leurs activités quotidiennes et leurs interactions avec les membres des autres services : préparation de prêts, installation d’œuvres en salle, opération de restauration, travail de documentation, organisation des commissions d’acquisitions, étude des œuvres dans les réserves, convoiement.
Plus précisément, en dialogue avec le service des collections contemporaines, j’ai été invitée à prêter une attention particulière aux œuvres dites « complexes » de la collection. Cette catégorisation décrit un ensemble ouvert d’œuvres (installations, sculptures monumentales, œuvres à protocoles, œuvres impliquant des techniques mixtes ), qui ont en commun de mettre à l’épreuve les procédures standard de la conservation et de la mise en exposition. Il faut souligner que cette catégorie, principalement mobilisée par les conservateurs, ne renvoie pas à un genre de pièces déterminé a priori selon des critères internes (format, matériaux ou techniques) : elle met en évidence une propriété situationnelle des œuvres, qui peuvent se présenter, à un moment de leur existence institutionnelle, comme complexes pour ceux qui en ont la responsabilité.
Parmi les œuvres complexes que j’ai pu suivre au cours de cette enquête11, Le Magasin de Ben occupe une place particulière. D’abord, parce qu’il s’agit, à bien des égards, d’une pièce emblématique des collections du MNAM : acquise en 1975, avant même l’ouverture du Centre Pompidou, elle témoigne d’une politique d’acquisition résolument tournée vers la création contemporaine. Ensuite, parce que, dès lors qu’on réfléchit à la question de la complexité (et de la matérialité), son nom s’impose, pour des raisons liées à son format, à son volume et à son mode de fonctionnement, suggérées en introduction. Ben conçut en effet à Nice ce lieu d’abord comme un magasin (de disques, appareils photos et autres objets), devenu ensuite un lieu d’exposition, de rencontres et de discussions où étaient présentés les travaux de nombreux artistes de l’époque. Le lieu prend progressivement la forme d’une sculpture en perpétuelle évolution, par la juxtaposition d’objets divers, avant d’être démonté par l’artiste, puis réinstallé au Musée national d’art moderne. Sa forme s’est fixée progressivement, au fil de ses expositions, à travers de nombreux échanges entre Ben et le personnel du musée. Le Magasin, qui n’était pas conçu comme une œuvre vouée à être remontée à l’identique de façon répétée, se présente ainsi comme un cas emblématique des enjeux liés à la muséification de certaines formes artistiques contemporaines – le problème de la stabilisation d’une forme se posant dans le contexte particulier de la conservation muséale de l’œuvre12. Enfin, cette pièce a fait l’objet, durant mon séjour au MNAM, d’une actualité certaine, liée d’abord à la préparation d’une rétrospective Ben au Musée Tinguely de Bâle (Suisse) en 2015-201613, où la pièce a été remontrée pour la première fois depuis 2011, puis du fait du 40ème anniversaire du Centre Pompidou, en 2017, où le Magasin a été réinstallé, après avoir bénéficié d’une importante restauration. En d’autres termes, Le Magasin a considérablement occupé les équipes du musée durant cette période, ce qui m’a fourni un contexte particulièrement riche pour étudier quelques moments dans la trajectoire de cette œuvre.
En repartant de la situation décrite en introduction – l’ensemble formé par l’œuvre exposée et son cartel –, je propose de remonter le fil des opérations que cette situation implique, en décrivant quelques étapes du parcours de cette œuvre sous l’angle spécifique des enjeux liés à sa matérialité.
L’assemblage comme produit et processus : le montage du Magasin
L’étape qui précède immédiatement celle de l’œuvre exposée est celle du montage, en salle d’exposition. Si cette activité se déroule habituellement en privé, alors que les espaces du musée sont fermés et inaccessibles aux visiteurs, ces moments sont de plus en plus souvent rendus publics, à travers, notamment, des petits films qui montrent le montage en train de se faire et donnent accès aux coulisses des expositions. Le Centre Pompidou a ainsi diffusé sur YouTube un enregistrement du montage du Magasin lorsqu’il a été installé au quatrième étage du musée au printemps 201714. La vidéo, qui dure 35 secondes, tournée avec une caméra fixe placée dans un angle de la salle d’exposition, permet de voir la succession des principales grandes étapes de son installation : le montage de la structure métallique, véritable charpente de l’œuvre ; la pose des panneaux (plafond, côtés, intérieur et extérieur) qui la recouvrent ; le placement des éléments les plus massifs, des étagères, des portes ; le placement des éléments mobiles, qui viennent progressivement recouvrir l’ensemble ; puis la finalisation, avec le réglage des derniers éléments (comme l’éclairage sur la façade avant). Cette représentation filmée du montage de l’œuvre produit un double effet : un effet de linéarisation des différentes étapes, dont on entraperçoit l’enchaînement qui semble fluide et continu, d’une part ; et un effet de spectacularisation, en montrant la transformation d’une salle vide (ou presque) en une salle pleine de l’œuvre et de sa présence. Mais, pour se faire une idée plus précise de ce qui est en jeu à ce moment, il est intéressant de pointer tout ce qu’une telle représentation manque, à savoir les détails pratiques de l’organisation et de la progression de cette activité – qui dure bien plus que 35 secondes, évidemment.
Pour en offrir une autre image, je m’appuierai sur le montage de l’œuvre à Bâle, à l’automne 2015, à l’occasion de la rétrospective consacrée à Ben. J’avais alors pu accompagner l’équipe du MNAM en charge de l’œuvre au Musée Tinguely, et observer tout le processus d’installation. Dans ce contexte, le montage a duré cinq jours de travail à temps plein. Il a impliqué une équipe composée de cinq personnes du MNAM (une attachée de conservation, une restauratrice, un électro-mécanicien, un régisseur et un emballeur), en renfort desquelles ont été mis à disposition deux assistants régisseurs de l’institution d’accueil. Le travail de montage s’est étendu sur plusieurs espaces au sein du musée : la salle d’exposition de l’œuvre ; une salle attenante (et un bout d’une salle voisine) où étaient déballés et posés au sol les différents éléments une fois sortis de leurs caisses ; et enfin une dernière salle, plus loin dans le musée, où avaient été déchargées et stockées les caisses de l’œuvre, et d’où étaient progressivement sortis les différents éléments. À ces aspects temporels, humains et spatiaux, il faut ajouter la prise en compte des outils nécessaires au montage : échafaudages pour monter la structure ; tabourets pour s’asseoir le temps de la réalisation de certains constats sur des éléments ; lampes pour éclairer les éléments examinés ; tables pour poser documentation, outils, éléments de l’œuvre ou tout autre chose nécessitant d’être mise à disposition ; visseuses et tournevis pour refixer certains objets et ouvrir les caisses ; masques pour se protéger de la poussière ; gants pour éviter tout contact direct et toute trace sur des éléments de l’œuvre (la protéger tout en s’en protégeant) ; mousse pour déposer les éléments au sol en attente d’être installés ; papier pour le déballage, etc. Si une partie de ce matériel et des outils avait été apportée par l’équipe du MNAM, certains besoins ont dû être couverts par l’institution d’accueil, ce qui a nécessité parfois certains arrangements et reporté certaines actions (les échafaudages ou la lampe étant demandés ailleurs, pour d’autres pièces en cours d’installation).
Cette liste, assurément incomplète, est cependant d’autant plus signifiante lorsqu’on rapporte ces besoins matériels à l’organisation des activités et à ses finalités. À bien des égards, le travail de montage peut se laisser décrire comme un travail logistique. L’essentiel du travail de montage consiste en effet à planifier les opérations, successives (monter la structure puis placer les panneaux) et simultanées (placer les éléments sur la façade avant pendant que d’autres s’occupent de la façade arrière) ; à anticiper les besoins matériels (échafaudage nécessaire au début, puis à la toute fin) ; et à se coordonner pour arriver au produit fini au bout du temps imparti. Dans ce cas particulier, et en prenant appui sur les expériences des montages précédents, il était prévu que le montage dure cinq jours, durée maximale non négociable, car il fallait libérer l’espace pour que le montage de l’exposition, dans son ensemble, puisse avancer, et car les équipes du MNAM devaient ensuite repartir à Paris. Cette temporalité contrainte est ainsi un aspect important de l’activité à prendre en compte. La question de la coordination entre les membres de l’équipe se pose alors de façon cruciale, et implique une bonne distribution des tâches entre les participants présents : l’attachée de conservation, qui met à disposition sa connaissance détaillée de l’œuvre et de son mode de fonctionnement pour répondre à toute demande sur le placement de tel ou tel élément, s’assurer de la conformité générale de l’œuvre à son principe et superviser l’ensemble ; la restauratrice, qui assure la vérification de l’état matériel des différents éléments de l’œuvre ; l’électro-mécanicien, en charge du bon fonctionnement des éléments électro-mécaniques (une guirlande lumineuse, une roue de vélo actionnée par un moteur ), mais également disponible pour venir en renfort des équipes pour le montage ; l’emballeur, qui, parce qu’il a participé à la conception, fabrication et organisation du transport de l’œuvre, apporte une contribution décisive au décaissage et déballage des éléments de l’œuvre ; le régisseur, fort de son expérience du montage de l’œuvre depuis plusieurs décennies, qui est alors en mesure de rythmer et guider le travail accompli avec ses collaborateurs et le personnel local. Cette distribution des connaissances et compétences est ainsi garante, dans le temps imparti, de la progression du travail vers le résultat final, soit l’œuvre installée de façon conforme et satisfaisante.
Or, ce qu’est une « installation conforme et satisfaisante » est à la fois ce qui guide le travail, d’après la connaissance qu’ont de l’œuvre les participants au montage, tout en étant le produit de ce travail, avec des révisions constantes (remettre un panneau dans le bon sens, déplacer un élément confondu avec un autre et accroché au mauvais endroit ). Dans ce cas particulier, la détermination d’une installation conforme à ce à quoi doit ressembler l’œuvre est en effet une gageure, étant donné la multiplicité des éléments qui la composent et qu’il faut savoir où et comment placer. Cette difficulté est inhérente au principe même de production de la pièce, constituée par des ajouts successifs, qui a continué à évoluer, du fait de l’artiste, après son acquisition, et dont la forme définitive n’a été stabilisée que progressivement. Les ressources disponibles pour guider ce travail sont de nature hétérogène : d’une part, la documentation constituée par l’attachée de conservation en croisant des sources diverses (images d’archives, éléments glanés auprès de l’artiste, vues de montages antérieurs ), qui prend (entre autres) la forme d’un véritable manuel d’installation détaillant les étapes à suivre, identifiant et localisant chaque élément de l’œuvre ; et d’autre part, la mémoire et la connaissance qu’ont de l’œuvre ceux qui l’installent. Ces savoirs restent souvent tacites, non formulés et formalisés dans des documents, mais on en mesure l’importance en situation : quand le régisseur sait, par expérience, que tel panneau se met plutôt après celui-là et en le prenant de cette façon car c’est plus facile de le manipuler et de le placer ainsi, ou que l’attachée de conservation se souvient que c’est le côté gauche de tel élément qui doit être visible et non le droit. C’est la conjonction de ces ressources (parfois concurrentielles) qui rend possible, en pratique, l’installation de l’œuvre, et qui fait que chaque nouvelle installation, tout en prenant appui sur le savoir (documentaire et mémoriel) accumulé, et tout en produisant le « même » résultat, est toujours un événement singulier, lié aux particularités du contexte de travail, à l’équipe, au lieu d’exposition. Dans ce cas, cette présentation de l’œuvre a été validée et saluée par l’artiste lui-même : Ben était en effet alors dans les murs du Musée Tinguely, occupé à la préparation d’autres de ses œuvres, mais il est passé voir le résultat, une fois le montage achevé, et a exprimé sa satisfaction, montrant bien par là comment s’opère une forme de délégation de la responsabilité de l’œuvre dans le processus de la conservation muséale.
In fine, cette perspective sur le travail de montage laisse entrevoir qu’une œuvre ne se limite pas à ce qu’on en voit quand elle est exposée. Plus précisément, l’observation de ce moment met en lumière le caractère constitutivement collectif, distribué, temporalisé et spatialisé de l’œuvre. Dans ce contexte, l’entité Le Magasin peut se définir de la façon suivante : un ensemble d’éléments qui font l’œuvre, telle qu’on la voit installée ; mais aussi un volume, qui excède le seul volume de la pièce une fois montée ; des caisses à vider ; des outils ; des documents qu’on apporte sur place ; un temps incompressible ; un ensemble d’acteurs, qui ne sont pas choisis au hasard et ne sont pas interchangeables, mais qui sont rassemblés pour leurs compétences particulières. Ces éléments participent de la définition de l’œuvre. Rien de spéculatif à cette proposition : s’ils ne figurent pas sur le cartel de l’œuvre, ils sont mentionnés ailleurs, notamment dans les formulaires et rapports de convoiement et d’installation, qui inscrivent la nécessité de la prise en compte de ces différents aspects dans les documents qui encadrent la vie de l’œuvre dans l’institution.
Parce qu’il rassemble différents acteurs de la vie de l’œuvre et parce qu’il rend visible comment s’entremêlent différentes perspectives sur l’œuvre, le montage offre un contexte d’observation et de réflexion particulièrement riche, qui incite à explorer différentes directions simplement suggérées jusqu’ici : le travail de préservation et restauration des éléments matériels de l’œuvre ; les enjeux relatifs à son désassemblage et à son stockage ; les problématiques de sa documentation. Chacun de ces trois contextes me permettra d’apporter, plus brièvement, d’autres éléments de réponse à la question de la détermination des propriétés matérielles de cette œuvre.
Un Magasin et ses multiples éléments : constat, inventaire et restauration
Lorsqu’on envisage la question de la matérialité des œuvres dans le domaine de la conservation de l’art, le travail de la restauration vient immédiatement à l’esprit. En effet, les missions de la restauration consistent à préserver l’aspect, la matérialité et la forme des œuvres, à travers la conservation préventive (qui agit sur les conditions de conservation, lors de l’exposition, du stockage ou du transport), la conservation curative (en cas de dégradation matérielle de l’objet, pour l’arrêter et corriger ses effets) et la restauration à proprement parler (qui intervient davantage sur l’aspect de l’œuvre, en respectant son intégrité historique et esthétique).
Dans le cas du Magasin, la bonne réalisation de ces missions ne va pas sans soulever un certain nombre de questions qui ont trait, d’abord, à la très grande hétérogénéité des objets et donc des matériaux qui composent l’œuvre : papier, plastique, métal, poils, disques, photos, craie, corde, chewing-gums, mousse, etc. Chacun de ces matériaux est ainsi susceptible d’évoluer, et de se dégrader, différemment, et implique une prise en charge appropriée. L’évaluation d’un état global de l’œuvre repose alors en bonne partie sur des évaluations locales, liées à la connaissance de matériaux spécifiques : de fait, la pratique de la restauration tend à se structurer en spécialisations par matériaux (peinture, papier, photo…), que les installations contemporaines, souvent composites, font dialoguer. D’autre part, ces difficultés tiennent aussi à la possibilité même de voir l’œuvre, pour pouvoir estimer son état et ce qui doit être fait dessus : consolider la structure de tel panneau, dépoussiérer certains objets, recoller des éléments… Avec une œuvre comme Le Magasin, compte tenu de son volume et du nombre d’éléments qui la composent, rares sont les occasions de pouvoir l’examiner en détail, intégralement déballée et à vue. En d’autres termes, la question de la matérialité de l’œuvre – comment elle est perçue et déterminée – ne va pas sans la prise en compte des circonstances concrètes dans lesquelles l’œuvre se donne à voir, examiner et décrire.
Pour réfléchir à ces enjeux, je m’intéresserai en particulier à la production, par les restauratrices du MNAM, des constats d’état qui ont été réalisés sur Le Magasin. Cette activité consiste en un examen attentif de l’œuvre, qui vise à identifier des variations par rapport à un état antérieur, et à rendre compte de ces observations en les consignant dans un document dédié. Selon ce qui est observé, des préconisations d’intervention, de modification des conditions de conservation ou d’exposition, peuvent être suggérées. À l’époque où je travaillais au MNAM, j’ai pu observer la réalisation de constats à deux reprises sur Le Magasin : en amont de son prêt et lors du montage à Bâle.
L’été précédant le prêt, et une fois ses modalités décidées entre les institutions, les équipes du musée commencèrent à préparer l’œuvre. Dans les réserves du musée, à proximité de l’atelier de restauration, les restauratrices, l’attachée de conservation en charge de l’œuvre et les régisseurs commencèrent par déballer intégralement l’œuvre et par disposer chacun de ses éléments sur des tables, afin que tous soient visibles et inspectables. Cette opération visait à (re)faire l’inventaire complet de l’œuvre, et à vérifier ou systématiser l’appariement de la description de chaque élément à sa localisation dans l’œuvre, à partir des vues de l’œuvre prises lors des précédentes présentations. Chaque objet s’accompagnait ainsi, sur la table, d’une photo et d’un code d’emplacement.
L’œuvre ainsi déployée occupait un vaste espace, de plusieurs dizaines de mètres, où s’enchaînaient les tables et les éléments posés contre le mur, offrant ainsi une perception de l’œuvre totalement différente de sa version assemblée. De fait, ce dispositif fut aussi révélateur des besoins particuliers de ces œuvres « complexes » : par exemple, il fallut récupérer des tables dans différents lieux des réserves pour pouvoir effectivement tout déballer et installer ainsi, ce qui révèle le peu d’espace disponible dans les espaces de travail du musée pour les grands volumes et les montages à blanc. Une fois ce déballage fait, et parallèlement à la réalisation de l’inventaire, les restauratrices examinèrent chaque élément et commencèrent à établir une série de constats, pièce par pièce, jusqu’à ce qu’il soit temps de tout remballer pour le convoiement.
Lors de l’installation de la pièce au Musée Tinguely, ce travail se poursuivit, dans des conditions sensiblement différentes. Sur place, la restauratrice de l’équipe continua à produire de nouveaux constats des éléments de l’œuvre, au fur et à mesure de leur déballage et installation, et à compléter les constats existants, notamment en vérifiant si le transport de l’œuvre avait fait apparaître des altérations. Dans ce cadre, la réalisation des constats visait aussi à satisfaire une exigence d’ordre juridique, incontournable lors d’une exposition hors des murs de l’institution prêteuse : en enregistrant un état de référence de l’œuvre, le constat fait office de preuve en cas d’accident pendant la durée de l’exposition. Il s’agissait donc, de ce point de vue, de prêter particulièrement attention aux éléments les plus fragiles, ou les plus exposés aux contacts avec le public : soit les éléments des façades avant et extérieures de l’installation, autour de laquelle les visiteurs pouvaient tourner et de laquelle ils pouvaient s’approcher. Cela étant, le montage permettant d’avoir une perspective inédite sur l’œuvre, la restauratrice en profita aussi pour examiner de manière approfondie certains éléments qu’elle n’avait pas pu voir préalablement : ce fut le cas notamment avec l’escalier, pièce monumentale se situant à l’intérieur du Magasin, et donc de ce fait inaccessible et partiellement invisible aux visiteurs, mais qui fit l’objet d’une observation prolongée.
L’examen général de l’état de l’œuvre dans ces différentes circonstances s’inscrit ainsi dans une temporalité longue d’étude et d’analyse de cette œuvre, qui se trouve réexaminée, au rythme de sa vie publique intermittente. En ce sens, la préparation d’une exposition de l’œuvre et son montage offrent des occasions privilégiées pour observer l’œuvre, dans la perspective non seulement de la montrer, mais aussi de l’étudier, et ce, afin de continuer à améliorer ses conditions de conservation et de présentation. Précisément, peu de temps après sa présentation à Bâle, l’œuvre fut programmée pour être réexposée dans le nouvel accrochage des collections modernes et contemporaines du MNAM, pour les quarante ans du Centre Pompidou. L’actualité de l’artiste et de cette pièce, son importance pour l’histoire de l’art et pour le musée furent au cœur d’un important projet de mécénat pour rendre possible sa restauration, en vue de cette réexposition, prévue pour le printemps 201715. Peu après le retour de Bâle, c’est donc dans cette importante opération que se lancèrent les restauratrices du MNAM, en collaboration avec les équipes de la conservation : selon les besoins identifiés lors des précédents constats, elles se livrèrent à des interventions pour recoller tel papier sur un panneau, recoudre tel objet, remettre en marche certains éléments à moteur, et dépoussiérer ce qui devait l’être De fait, lors de la réinstallation de l’œuvre en salle, une fois ce travail effectué, la différence d’aspect général était notable avec le précédent accrochage, l’ensemble paraissant visiblement plus vif, plus propre – y compris pour un œil non professionnel comme le mien.
Ces contextes d’activité offrent une perspective très différente sur l’œuvre, caractérisée notamment par un rapport à la singularité de chaque élément. Les « matériaux divers » de la notice prennent un sens spécifique pour les restauratrices et les personnes qui ont participé à l’inventaire, qui ont aujourd’hui une connaissance de détail des différents éléments composant l’œuvre probablement supérieure à celle de l’artiste lui-même. De ce fait, le rapport à la masse et au volume est aussi très différent, comme permet de l’apprécier le déploiement intégral de l’œuvre, à plat, sous une forme qu’elle n’a pas connue lors sa création. Cette approche détaillée, pièce par pièce, de l’œuvre doit être rapportée à la finalité des activités qu’ont les professionnels du musée avec elle : connaître le nombre exact d’éléments, les matériaux dont ils sont faits, comment ils sont susceptibles d’évoluer sont autant de connaissances « à toutes fins utiles », qui participent de la définition de l’œuvre dans le contexte de l’institution, dont la mission est de la préserver et de la stabiliser, sous la forme validée dans les échanges entre l’artiste et le musée.
L’œuvre en ses caisses : un volume à désassembler, ordonner et stocker
Le caractère remarquable du déballage fait apparaître, en creux, que l’état « naturel » de l’œuvre est d’être emballée et rangée dans ses multiples caisses. De fait, une grande majorité des œuvres des collections muséales passent le plus clair de leur temps stockées dans les réserves, entre deux expositions : c’est donc là une autre modalité d’existence majeure des œuvres dans l’institution.
Abordé sous cet angle, Le Magasin représente 13 caisses, pour un volume global de 75m3 – à l’époque où la pièce était montrée à Bâle, du moins, les choses ayant peut-être évolué avec la dernière présentation.
Car, de même qu’on restaure des éléments de l’œuvre, on refait aussi ses caisses, pour améliorer ses conditions de conservation et tirer profit des avancées en matière de conservation préventive (recherche de nouveaux matériaux et nouvelles techniques). Ces caisses sont fabriquées, pour l’essentiel, en interne, par des professionnels du musée : les emballeurs, qui comptent donc parmi les acteurs de la conservation matérielle de l’œuvre, et qui interviennent aussi bien sur ses conditions de stockage dans les réserves que ses conditions de transport.
La logique de l’emballage fait apparaître d’autres propriétés de l’œuvre, liées aux finalités et modalités pratiques de cette activité. Une première préoccupation des emballeurs, et des régisseurs des réserves, a trait à l’optimisation du stockage de l’œuvre : la problématique du volume de l’œuvre dans l’espace – limité – des réserves est en effet essentielle, et il s’agit de le minimiser, autant que possible. Cette préoccupation ne va toutefois pas sans une autre, qui concerne la préservation des éléments qui composent l’œuvre, et notamment de ses éléments les plus fragiles. Cette problématique incite à rassembler, dans une même caisse, des éléments compatibles (par leurs matériaux et formats), de façon à leur créer un habitat ad hoc. En ce sens, le contraste entre l’apparence extérieure des caisses – qui sont en général anonymes et se ressemblent toutes plus ou moins – et leur intérieur – fait sur mesure et pensé pour la singularité de chacun des objets qui y sera rangé – est frappant.
Enfin, si c’est la logique de la préservation matérielle qui organise la répartition des éléments dans les différentes caisses, il faut aussi anticiper le moment où les éléments seront déballés : il est donc essentiel de savoir ce que chaque caisse contient, en vue de faciliter le travail de déballage (et d’optimiser le temps de montage). Les caisses ne vont donc pas sans les listes de colisage, qui établissent de façon détaillée le contenu de chaque caisse, et permettent de s’y retrouver.
Il apparaît ainsi qu’une œuvre, dans cette perspective, est aussi un volume à distribuer et ranger, un espace de stockage à anticiper et un environnement de conservation à fabriquer et améliorer. Ces activités révèlent donc un autre rapport à l’œuvre, appréhendée sous l’angle de son poids, de son volume, de sa fragilité, de ses mouvements à venir : autant de propriétés qui sont rendues pertinentes dans et pour ces activités, mais qui participent au bon fonctionnement global de l’œuvre dans l’institution.
L’œuvre et ses dossiers : un assemblage de documents et de données
Les étapes précédentes ont fait entrevoir l’importance, transversale à ces différents contextes, des documents qui accompagnent l’œuvre en ces diverses occasions et activités : étude préalable16 et manuel d’installation, conçus et produits par l’attachée de conservation, apportés sur le chantier de montage de l’œuvre ; documents de constat des restauratrices ; listes de colisage des emballeurs et régisseurs ; rapports d’installation et de convoiement… Ces documents ont en partage deux propriétés principales. Ils sont régulièrement révisés, ou refaits, à l’occasion des nouvelles opérations effectuées sur l’œuvre, qui à la fois s’appuient sur une documentation antérieure et en génèrent une nouvelle – autrement dit, ils sont toujours temporaires et rendent compte d’un état du travail et des savoirs sur l’œuvre. D’autre part, ils sont le fait des différents professionnels en charge de l’œuvre et sont destinés à être rapatriés au sein de chacun des services spécialisés dans la gestion de tel ou tel aspect – ce qui pourrait contribuer à donner une vision éclatée, voire morcelée, de l’œuvre au sein de l’institution. Or, comme on l’a vu, le travail sur l’œuvre est souvent effectué de façon collective, et implique toujours la concertation et la collaboration de ces différents acteurs. De fait, ces informations spécialisées et disséminées dans les différents services (conservation, restauration, régie…) se retrouvent aussi ailleurs, de façon centralisée et synthétisée, sous deux formes : le dossier papier de l’œuvre, et la notice numérique de l’œuvre dans le logiciel de gestion des collections.
Le dossier de l’œuvre, produit, géré et conservé au service de la documentation des collections, rassemble un ensemble d’éléments sur l’œuvre : ce qui relève des circonstances de sa production (le volet « historique »), la liste des publications à son propos (volet « bibliographie »), l’historique de ses présentations (volet « expositions »), ainsi que des informations relatives à sa vie institutionnelle (informations sur son acquisition, son montage, sa restauration, copie d’échanges entre les professionnels du musée et/ou avec l’artiste). Ces derniers éléments sont, pour la plupart, rangés dans la section confidentielle du dossier, destinée à un usage interne par les professionnels du musée, qui s’y rapportent quand ils cherchent une information sur l’œuvre. Chaque nouvel événement dans la vie de l’œuvre est consigné dans le dossier, et vient faire grossir telle ou telle section : un prêt, un compte rendu d’exposition, un nouvel échange avec Ben, un projet de restauration… Par son architecture et ses sous-dossiers, le dossier d’œuvre rassemble, de façon assez inédite, la multiplicité des perspectives sur l’œuvre dans l’institution (et au-delà). Par son mode de structuration, qui procède par ajout et révision continus des documents qui le composent, il rend compte du travail qui est effectué au fil des épisodes de la vie de l’œuvre, et le contextualise : dans l’histoire de l’œuvre, dans les échanges entre membres des différents services, dans les relations de l’institution avec l’artiste... De fait, le dossier du Magasin compte parmi les plus épais qu’il m’a été donné de consulter au MNAM – épaisseur que j’interprète comme le signe d’une vie, publique et privée, particulièrement riche17.
Certaines des informations contenues dans le dossier de l’œuvre sont ensuite versées, par la documentaliste ou par les différents acteurs de la vie de l’œuvre, sur l’entrée dédiée au Magasin dans le logiciel de gestion des collections en usage au musée, G-coll18. Cette interface, dédiée à l’usage interne, permet de mettre à jour et de rassembler de façon synthétique les principales informations concernant les différents aspects de l’œuvre : ses expositions, ses références bibliographiques, ses modalités de stockage et sa localisation actuelle (en réserve, en transit ou en salle), le compte rendu des constats et opérations de restaurations… L’architecture même du logiciel, avec ses onglets thématiques, fait apparaître, d’une autre façon, la multiplicité des aspects de la vie de l’œuvre. De là, on peut ensuite extraire différents types de documents, sur lesquels figurent, selon les besoins, toutes les informations consignées en ligne, ou seulement une partie d’entre elles : une notice complète, qui reprend toutes les informations disponibles ; une fiche synthétique, pour envoi à un conservateur d’une autre institution souhaitant emprunter la pièce ; ou encore une fiche avec les éléments relatifs au nombre de caisses et leur localisation, en préparation d’un convoiement. Enfin, certains de ces éléments sont ensuite reversés sur d’autres interfaces, accessibles au public : sur Navigart, portail externe de présentation de la collection19, et sur le site du Centre Pompidou, qui agglomère toutes les ressources internes sur l’œuvre – non seulement sa notice, mais aussi tous les événements qui lui sont liés dans l’agenda et l’historique du Centre20.
De ce survol (sans doute incomplet) des différents documents liés à l’œuvre, il ressort, d’abord, que l’œuvre existe, dans l’institution, sous une forme documentaire : elle circule, pour partie, à travers ses documents, qui sont, de fait, infiniment plus légers et mobiles que l’œuvre elle-même En ce sens, dans ce contexte, une œuvre, c’est aussi un ensemble de documents : dossiers papier spécifiques sur tel ou tel aspect, conservés dans les différents services, dossier d’œuvre au service de la documentation, mais aussi dossiers numériques sur les bureaux d’ordinateurs, données saisies dans le logiciel de gestion des collections et partiellement reversées ailleurs ensuite. Ces multiples documents, où les professionnels font état de leurs activités avec et sur l’œuvre, peuvent être lus comme un lieu de redéfinition continue de l’œuvre – voire, avec le dossier et la notice sur G-coll, comme un lieu de réassemblage de l’œuvre, à travers la centralisation de leurs différentes perspectives. D’autre part, le mode de circulation, révision et synthèse des informations qui concernent l’œuvre dans ces différents formats (de l’épais dossier à la brève notice) laisse entrevoir comment sont extraits de leur contexte de production et discussion les éléments caractéristiques et identifiants de l’œuvre – tels qu’on les retrouve par exemple sous la forme, typique, du cartel, évoqué en introduction.
Conclusion
À partir du cas particulier du Magasin, ce parcours a consisté à re-décrire l’œuvre comme une entité matérielle distribuée dans l’institution : des objets, de nature variée, disponibles pour différentes activités (exposés, photographiés, rangés dans des caisses, restaurés) ; des espaces, dans les salles d’exposition, les réserves, les bureaux ; des documents et des dossiers, en différents endroits, sous forme papier et numérique Ces éléments, éclatés en différents lieux, sont investis distinctement par les différentes personnes qui participent de la vie de l’œuvre, selon le contexte et les finalités de leurs activités. Ensemble, ils font l’œuvre.
De ce point de vue, cette démarche d’enquête tire parti des effets du tournant matériel en sociologie de l’art. Dans ce domaine en effet, ce tournant a offert une alternative pertinente à ce qui a pu être défini comme une tension structurante de la sociologie de l’art, prise entre approches essentialistes, abordant les œuvres pour leurs qualités intrinsèques, pour ce qu’elles représentent et signifient, indépendamment de tout contexte concret d’expérience, et approches réductionnistes, focalisées sur les réseaux dans lesquels elles gravitent, les conditions sociales de leur production, circulation, consommation, mais qui portent alors moins sur l’œuvre que sur ce qui les entoure21. En intégrant non seulement ce que nous faisons avec les objets, mais aussi ce qu’ils nous font faire, en appréhendant le monde comme un assemblage socio-matériel, au sein duquel vivent humains et toutes sortes de choses, des plus massives aux plus infimes, en expérimentant d’autres formes d’attention et de description de l’action, le tournant matériel a ouvert de nouvelles perspectives pour la compréhension de la nature des œuvres d’art.
Toutefois, cette approche ne va pas sans soulever certaines questions : dans cette perspective, quelles sont les limites de l’œuvre ? Qu’est-ce qui y appartient de façon nécessaire, comment est-ce déterminé, et, surtout, de quel point de vue ? Comme on l’a vu au fil du parcours, ses caisses, ses documents, les personnes qui en ont la responsabilité, le temps et l’espace qu’elle occupe, sont autant d’éléments qui sont intégrés à la définition de l’œuvre dans l’institution et pleinement pris en compte quand il s’agit de décrire son fonctionnement pratique. Pour autant, ces différentes médiations constitutives disparaissent au profit de ce qui est effectivement montré au public, quand l’œuvre est exposée – comme en témoigne le format du cartel, qui renseigne un auteur, une date, un volume, des matériaux déterminés.
En ce sens, cette étude incite à remettre en perspective certaines conclusions des travaux développés dans le sillage des études matérielles : la définition des œuvres comme des agents participant au processus de leur conservation, ou comme des assemblages matériels composites, sensibles à leur environnement et évoluant avec lui, se heurte en effet à l’invisibilisation des pratiques vives de ceux qui sont en charge d’administrer les œuvres sous leurs différents aspects. Ces discontinuités suggèrent que, pour les professionnels, cette conception extensive de la matérialité des œuvres n’est pas un donné, qu’il serait toujours pertinent de mettre en lumière, en toutes circonstances22. C’est là le sens de la démarche praxéologique mise en œuvre ici : en s’intéressant moins aux choses « en elles-mêmes » qu’à la façon dont leurs propriétés se déterminent dans le contexte d’activités et de pratiques situées, il s’agit d’examiner si, en quoi et comment la matérialité est une propriété pertinente des choses et des situations pour celles et ceux qui sont pris dans ces situations – soit de la traiter comme une problématique pratique des professionnels étudiés.
In fine, ce parcours ouvre donc sur une question majeure : comment comprendre ce qui peut apparaître comme une contradiction, dans l’institution muséale, entre ce qu’on a défini ici comme une approche praxéologique de l’œuvre, suggérée par et ancrée dans l’analyse des activités concrètes des acteurs de la conservation muséale, avec l’approche essentialiste qui continue manifestement à prévaloir, en vertu de laquelle une œuvre est un objet matériel déterminé qui existe indépendamment des opérations qui sont effectuées sur lui – définition, ou fiction, sur laquelle le musée et l’activité de conservation continuent d’être fondés ? Cette étude des formes plurielles d’attention portées au Magasin de Ben rend en effet observables les écarts qui subsistent entre le fonctionnement pratique de l’œuvre et sa définition publique. Or, ce que fait apparaître l’approche praxéologique, c’est précisément la ressource que constitue, pour les activités des professionnels, la conception essentialiste des œuvres – comprises comme des objets à préserver, à stabiliser, à entretenir, à décrire sous une forme donnée. Le Magasin, du fait de ses propriétés matérielles, se présente, de ce point de vue, comme un cas d’étude particulièrement approprié pour observer comment s’ajuste la relation entre les pratiques et une idée de l’œuvre. À rebours de toute prétention critique ou corrective, qui inviterait à substituer une conception de l’œuvre à une autre, la voie ouverte par la démarche praxéologique consiste justement à faire de leurs articulations l’objet d’une enquête empirique sur les transformations ontologiques des œuvres d’art, qui prend les pratiques, les conceptions et les méthodes situées des professionnels de la conservation comme un terrain d’observation privilégié.
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