ALBENA YANEVA
La Documenta X, 1997, Kassel. En se dressant sur la pointe des pieds pour voir derrière la palissade, j’aperçois une maison pour cochons. En face de moi, un grand miroir me montre en train d’observer les cochons. Je contourne
l’installation et passe derrière le miroir. Miroir double : il fait voir en même temps l’installation d’art et les visiteurs en train de la regarder. Je finis par ne plus savoir si je suis aussi observée et je me demande même si je ne fais pas partie de l’installation. De fait, je suis dans l’installation « Ein Haus für Schweine und Menschen » (« Une maison pour cochons et gens »), imaginée par Carsten Höller et Rosemarie Trockel.
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1999, Paris. Au deuxième étage, j’entre dans le grand hall des expositions temporaires. Attirée par des bruits d’animaux et des cris d’enfants, j’approche d’une petite maison grise : une « Maison pour cochons et enfants ». La petite porte de la maison, qui est à l’échelle des enfants, ne permet l’accès qu’à ces derniers. Ils peuvent y entrer, s’asseoir à l’intérieur et regarder un film sur les cochons. Les parents, quant à eux, et les gardiens de salle ne peuvent voir qu’à travers une trappe s’ils veulent inspecter l’intérieur de la maison. Tandis que les enfants regardent le film sur les cochons, les adultes attendent à l’extérieur et ne peuvent que contempler leurs images projetées sur un mur réfléchissant qui fait face à la maison pour cochons. Il s’agit d’un remake de l’installation originale présentée à la Documenta en 1997, qui fait maintenant partie de l’exposition Häuser — la première exposition réalisée conjointement par Trockel et Höller en France.
Dans ce remake, deux déplacements sont notables. D’une part, cette installation est, selon les artistes, « une nouvelle formation d’un dispositif qui a déjà été présenté dans un contexte différent, et qui prend en compte la nécessité, pour nous, de développer une réflexion sur le sujet » (le catalogue). Le remake assume donc la
possibilité de re-définir, réajuster, réinterpréter, recontextualiser et recomposer tous les éléments qui ont constitué la pièce originale exposée à la Documenta. D’autre part, ce sont tant l’atmosphère d’une maison pour cochons que la topographie complexe des relations entre humains et animaux, adultes et enfants, qui se trouvent relogées dans le musée et incorporées dans le monde de l’art. Une installation artistique constitue « l’instrument le plus puissant que possède l’art contemporain pour déplacer les situations d’un monde-contenu-dans-un-autre jusqu’à un espace d’observation [le musée] [1] ». Dans sa nouvelle version, la « Maison pour cochons et enfants » est conçue pour rejouer effectivement l’installation réalisée deux années plus tôt à la Documenta. Elle est conçue de manière que les enfants entrent par une porte, s’assoient et regardent un film sur les cochons ; la porte, elle, est conçue de manière que des adultes ne puissent la franchir. Si un adulte veut connaître ce qu’il y a à l’intérieur, il doit demander à un enfant de lui raconter. Dans l’incapacité de voir l’intérieur de la « Maison pour cochons », et attendant leurs enfants en train d’utiliser l’installation, ils confrontent leur seul reflet dans le miroir d’en face.
Jean Baudrillard interprète l’installation originale de Höller et Trockel à la Documenta comme une démonstration de « l’insurrection politique de ceux qui ne veulent plus être représentés, et l’insurrection silencieuse des acteurs qui refusent désormais de signifier quoi que ce soit [2] ». Elle illustre, selon lui, le contrat de signification rompu — ce contrat social entre les choses et les signes. De nombreuses autres théories (issues de la philosophie, de la psychanalyse, de la linguistique) pourraient être invoquées pareillement, qui expliquent l’art contemporain et les installations d’art au moyen de facteurs qui leur sont extérieurs. Inspirées par la Méthode critique, ces théories analyseraient la signification cachée de l’œuvre d’art [3]. Pour les tenants de telles théories, qui expliquent l’art en termes externalistes, les différentes installations de Höller et Trockel référeraient nécessairement à des contextes théoriques, sociaux et politiques. L’installation et son remake seraient par exemple interprétés comme une expression du symbolisme posthumain de Baudrillard ; la participation des animaux à l’installation, comme reflétant la fascination des Allemands pour les cochons, venant souligner la dimension symbolique qu’ils possèdent en Allemagne. Le remake, en particulier, et ses impossibilités de voir en cascade seraient analysés comme une répercussion du principe de surveillance de Foucault : les adultes ne peuvent pas voir ce que voient leurs enfants, les enfants ne peuvent pas voir de vrais cochons mais leurs images filmées, les cochons ne voient rien du tout mais sont vus par un nombre de visiteurs bien sélectionné. C’est un jeu très subtil de regards, d’images filmées et projetées, d’interdictions et de contraintes. Interpréter ainsi l’installation de Höller et Trockel à la Foucault ou à la Baudrillard est la priver néanmoins de toute forme d’ontologie, d’une façon spécifique d’exister. Cela exige en outre d’opérer une distinction radicale entre l’installation d’art, d’une part, et le culturel et le social, d’autre part.
Une telle approche souffre de n’être pas suffisamment empirique. Une approche alternative, dite pragmatique, consiste au contraire à prendre en compte l’expérience de tous les participants au monde de l’art (artistes, conservateurs, techniciens, gardiens, objets, dispositifs spatiaux, matériaux), ainsi que les connexions nombreuses qui découlent de cette expérience. Pour comprendre l’installation, je la suis en train de se faire au musée d’Art moderne de la Ville de Paris deux ans après sa version originale à la Documenta. Suivre l’art tel qu’il se fait a l’insigne avantage de saisir, d’un seul tenant, la participation d’humains et de non-humains à l’installation d’art : leurs modalités d’action, leurs ajustements, la variété de négociations au cours du processus d’installation. Suivant ce procédé, les objets d’installation apparaissent comme des objets-en-transformation. Ce sont deux de ces transformations que je décris ci-après.
Scène 1 : « Le bois triche ! »
Le projet artistique exige que l’installation soit faite de matériaux qui tiennent, comme le béton, afin de pouvoir instaurer une forme de relation durable entre humains et non-humains. Après une série de discussions entre les acteurs, il est décidé que la construction sera en bois, assurant un démontage rapide à la fin de l’exposition. J’observe les ouvriers dans le processus de construction de cette maison en bois. Ils sont en train de transformer en béton les planches en bois, en les peignant en gris. Le bois se soumet à la peinture grise, nous le voyons, pour ressembler au béton, aidé en cela des traces de ciment qui ont également pour but d’imiter le béton.
L’artiste : On doit avoir l’impression que la maison est construite en béton.
Le technicien : Oui, on a trouvé le bon matériau. C’est pourquoi on fait des traces comme ça avec du ciment pour obtenir le béton.
L’artiste : OK, c’est fantastique.
Le technicien : Ça fait sous-marin, hein.
La matière du bois est censée imiter la matière du béton exigée par le projet artistique, qui veut produire l’effet de pesanteur, stabilité, massivité. Toute la construction en bois doit donc « donner l’impression » qu’elle est faite en béton. Comme le béton est difficile à transporter et faire entrer au musée, on lui substitue le bois, qui « joue le béton » ou prétend en être. Les caractéristiques matérielles du bois caché derrière le béton — facilité de bricolage, légèreté, possibilités de déplacement et de façonnage sur place — s’avèrent plus adaptées aux exigences de l’installation in situ. Ainsi, une difficulté technique (bâtir une maison en béton dans un musée d’art moderne sans abîmer le plancher ni le menacer d’effondrement) est transformée en source d’astuces techniques : les acteurs découvrent toute une procédure pour l’imitation du béton qui est fabriquée par des traces spécifiques de ciment sur la surface du bois. Et c’est par le jeu des matières que l’artiste se propose de jouer avec les attentes des visiteurs. Les matériaux sont censés « tricher » pour s’adapter au projet artistique. La matière qui met l’objet en action et le multiplie, c’est la peinture mélangée au ciment :
Le stagiaire : C’est de la peinture ?
Le bâtisseur : C’est de la peinture mélangée à du ciment. J’ai fait plusieurs essais et l’artiste est venu choisir la couleur. Pour moi, faire la patine et faire la cuisine, c’est la même chose, c’est comme un repas marocain.
Ce jeu des matières n’est pas simple. Le bois n’est pas simplement dissimulé derrière une couche de peinture grise. Plutôt, il se multiplie, devient objet de substitution dans cette multiplication, et c’est précisément ce processus de transformations du bois qui produit le béton. Les différentes techniques utilisées pour imiter le béton, pour obtenir sa surface, sa texture, sa couleur, consistent à mélanger, peindre, monter et joindre les pièces de bois, consistent également à choisir les couleurs, faire des traces de ciment probantes, etc. — autant de petites et minutieuses opérations qui conduisent, in fine, à la substitution d’un matériau par un autre.
Le processus est clos, et les discussions s’arrêtent, lorsque le bois commence effectivement à agir comme du béton. Au cours des échanges entre techniciens, bâtisseurs et ouvriers lors de la construction de la « Maison pour cochons », la matière de construction de la Maison, le bois, est cependant évoquée plusieurs fois. L’objet, clos dans la fabrication en tant que béton, se trouve ensuite réouvert, tout au long des opérations d’installation, dans sa matérialité de bois. C’est le cas, en particulier, lorsque les artistes veulent s’assurer que les enfants pourront bel et bien participer à l’installation en entrant dans la Maison. À cela les bâtisseurs répondent :
« On peut toujours élargir la porte vous savez, hein ! C’est du bois. Ce n’est pas difficile de la changer. » La lourdeur, la stabilité, l’aspect massif, qui servaient le projet artistique et qui sont contenus dans le bois-béton, font ici beau jeu avec la légèreté et la malléabilité du bois lui-même : la Maison est jusqu’à terme, et sans trahir les attentes des visiteurs, facile à modifier, à déplacer, à ajuster.
Soumise aux actions de techniciens, bâtisseurs et ouvriers—qui savent que le béton est du bois —, la planche en bois qu’on peint pour la faire jouer au béton continue le lot de ses transformations grâce à un autre agent spécifique, qui s’ajoute à l’ensemble des acteurs qui ont opéré sa substitution : le fixatif.
L’artiste : C’est la dernière planche que vous avez faite ? Parce que c’est un peu bizarre...
Le technicien : C’est la dernière planche qu’on a peinte, mais ça va sécher. Ça salit un peu.
L’artiste : Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Le technicien : On met un fixatif.
C’est que la peinture, sur le bois, résiste à la transformation majeure dont on la rend complice : elle se détache par endroits, commence à salir et à trahir ainsi le bois. Le seul moyen d’avoir raison de ses mouvements de récalcitrance, c’est d’y associer encore un objet—le fixatif. Ce dernier a pour but de faire durer la tricherie des matières, de prolonger le jeu du bois, et d’empêcher la peinture de se détacher en dévoilant le bois derrière. Le complot des matières dure autant que le jeu se répète sans être dénoncé ou trahi par la faiblesse imprévue de l’une d’entre elles. Plus la
« tricherie » est grande, plus le nombre d’objets invités à y prendre part s’accroît (le béton, le bois, la peinture mélangée au ciment, le fixatif) par la multiplication des matières, plus la fragilité du montage augmente (car le risque de « trahison » des matières s’accroît aussi).
Scène 2 : « La porte ne doit pas laisser entrer les adultes »
L’installation est faite de telle sorte qu’elle permet aux enfants d’y entrer pour regarder un film sur les cochons, alors que les adultes ne peuvent y accéder. L’un des points de discussion majeurs, au moment de l’installation de la « Maison pour cochons », est la participation des enfants. Les curateurs et les techniciens sont soucieux du fait que les enfants entrent dans la Maison sans qu’ils soient surveillés. C’est pourtant ce dont les artistes ont besoin pour réaliser leur projet. La dispute qui oppose les uns et les autres à propos des conditions d’admission des enfants dans la Maison est résolue par une série d’objets qui redéfinissent le projet initial. Comme nous l’avons esquissé précédemment, les bâtisseurs et le bois qui triche deviennent des alliés essentiels. Pour résoudre le problème de la porte, tous les participants à l’installation, les objets, les matériaux et leurs contraintes respectives, les artistes, les curateurs, les bâtisseurs et techniciens, échangent des propriétés et forment des associations.
Le fait que seuls les enfants soient supposés entrer dans l’installation voir le film sur les cochons, comme formulé par le programme artistique, n’est pas pris en compte dans la construction de la Maison, et plus particulièrement dans les dimensions des portes de la Maison. Afin de résoudre ce problème sont convoqués différents objets, ayant chacun son lot de contraintes.
Une porte élargie. S’en remettant à la flexibilité du bois, le personnel du musée propose d’élargir la porte. S’ils voulaient entrer, les adultes auraient encore à s’agenouiller et à se mettre à quatre pattes comme des animaux, pour surveiller leur progéniture. Cela ne peut se faire, bien entendu, que si le bois arrête de tricher et redevient bois...
Un toit ouvrant. Cette solution permettrait d’assurer un point de visibilité. Les gardiens du musée pourraient surveiller les visiteurs qui sont à l’intérieur de l’installation — ce à quoi, précisément, les artistes s’opposent. À tout prendre, ils préféreraient que les gardiens s’agenouillent pour passer derrière les enfants. Le toit ouvrant engagerait, de leur point de vue, une relation différente entre humains et non-humains (animaux), qui n’est pas prévue par le projet artistique, les gardiens pouvant en outre voir les cochons chaque fois qu’ils ouvriront le toit. Cette solution n’est pas recevable, tant elle implique la domination des adultes sur les enfants et les cochons, rejouant les asymétries traditionnelles adultes/enfants, hommes/animaux.
Un store. Un store permettrait la surveillance (tant désirée par le musée pour des raisons de sécurité) tout en limitant les interventions. Par comparaison avec la porte élargie qui assurait une meilleure visibilité, mais aussi facilitait l’accès à la Maison, par comparaison avec le toit ouvrant qui privilégiait la visibilité en limitant l’accès, le store apparaît comme une solution intermédiaire. On peut l’ouvrir de temps en temps pour inspecter l’intérieur de la Maison, mais on ne peut s’en servir pour y pénétrer. Les artistes, cependant, ne sont pas pleinement convaincus. Le problème, arguent-ils, est que « n’importe qui pourra regarder par le store et l’énigme disparaîtra ». Sur la base de cette première compromission est élaborée l’idée d’une trappe, qui séduit les artistes, mais déplaît cette fois aux autres acteurs du musée. Les consignes de sécurité auxquelles tiennent les curateurs et les techniciens impliquent de rendre prévisibles un certain nombre de non-humains et de restreindre l’imprédictibilité des humains. L’installation artistique consiste précisément à mobiliser et à réordonner des non-humains imprédictibles qui sont mis ensemble et à les ajuster en une assemblée pouvant avoir des effets artistiques. À l’ouverture de l’exposition, la « Maison pour cochons » a une petite porte permettant aux enfants d’accéder à l’installation (comme désiré par le projet artistique), et une trappe étroite permettant aux adultes et gardiens, en se penchant, d’inspecter de temps à autre l’intérieur de la Maison sans pour autant le voir entièrement. La trappe propose un compromis : c’est un objet qui permet aux adultes de voir, mais réduit l’accès. Il génère un acteur particulièrement hybride, un humain voyant partiellement, penché partiellement, comme hésitant entre un devenir-adulte et un redevenir-enfant.
Chaque nouvel objet interpellé par l’installation d’art redéfinit les acteurs et tisse de nouvelles associations entre animaux-portes-perception esthétique-béton-adultes- miroir-enfants-surveillance. Chaque fois qu’un nouvel objet est convoqué (une trappe, une porte élargie, un toit ouvrant...), s’ouvrent de nouvelles modalités
d’action de l’installation. Chaque objet impose des choix techniques différents qui redistribuent les compétences entre participants humains et non humains dans l’installation d’art, et ce faisant implique des cosmologies nuancées.
Les positions du musée et des artistes divergent : les conservateurs introduisent un régime spécifique de surveillance qui permettrait plus de visibilité et un minimum d’engagement corporel dans l’installation alors que les artistes insistent sur la restriction double de visibilité et d’accessibilité. Chaque objet qui s’y rajoute, au moment d’affluence des objets [4], va provoquer un regroupement différent d’humains et de nonhumains, qui à son tour en reconstituerait le monde commun. Ainsi, les non-humains controversés — béton et bois, cochons et miroir, porte et objets qui la remplacent — impliquent tous des versions différentes du monde envisagé par l’installation. Réunis et interpellés par les objets d’installation, les participants à l’installation discutent les modalités d’action des non-humains et les mettent à l’épreuve ; ils sont en même temps ceux qui produisent et ceux qui apprécient les effets des œuvres d’art en installation.
En suivant les modalités d’action des non-humains pendant l’installation d’art, nous pouvons constater qu’il est impossible d’expliquer l’art contemporain par des facteurs sociaux, politiques et culturels, ou par son contenu proprement esthétique. Très souvent, comme on le voit bien ici, le contenu se définit dans les petites opérations d’installation. Suivre l’art tel qu’il se fait dans de nombreuses situations quasi techniques d’installation, dans lesquelles les objets et les sujets sont en mutation et échangent des propriétés, est riche d’enseignement sur la nature du processus artistique : il n’y a rien de nouveau, de révolutionnaire dans les actes de création artistique. Faire une installation ne suppose pas un processus d’émergence ex nihilo ; l’installation, au contraire, se produit à la suite d’un long processus de répétitions techniques, de redéfinition des rôles des participants au mode artistique, de retrouvailles sur le chantier du musée, d’ajustement des objets, de recollectes de contenus, d’imitations et de reproduction, de ressemelage et d’explicitation des conditions de cohabitation des humains et des nonhumains (i.e. animaux et objets, matériaux et constructions). Imitation et réitération constituent la matière d’invention ; faire une installation veut dire refaire, réinventer, recollecter.
Cet exemple montre aussi qu’il n’y a pas de disjonction entre l’idée artistique, d’une part, et les pratiques matérielles d’installation de l’autre, entre le projet artistique et sa réalisation. On mesure le manque à gagner que constituerait le fait de décrire le processus artistique comme séparé du cours de réalisation technique de l’installation in situ [5]. Au lieu d’essayer d’isoler les enjeux symboliques des enjeux techniques, comme la sociologie traditionnelle de l’art le ferait, les outils d’observation ethnographique nous permettent de suivre les modalités d’action des objets-en- passe-d’être-installés.
En suivant la participation des non-humains dans le processus d’installation, et en particulier dans l’exemple de la « Maison pour cochons », on peut conclure que, plutôt que de suivre un cours linéaire et progressif de réalisation, le projet artistique avance par dérivations et mobilise à chaque fois de nouveaux acteurs en constellation de rapports variables. Les objets se concrétisent et arrêtent leurs métamorphoses indépendamment de l’intention créatrice des artistes, techniciens, et conservateurs. Loin d’être créateurs, ils ne font qu’assister le processus d’installation d’art ; ils en sont des opérateurs simples. Ni les acteurs humains ni les acteurs non humains ne sont capables à eux seuls de guider le processus de transformation des matières ; pour comprendre l’installation d’art il faut considérer le réseau entier de leurs actions. En nous penchant sur la participation des non-humains au processus artistique, nous pouvons aussi constater qu’il est impossible de comprendre l’art comme étant défini dans le catalogue des expositions ou défini dans les discours des artistes ; l’art est ce qui arrive aux participants à l’installation en train de se faire. C’est une forme d’attachement qui ne s’étend pas sur la totalité de la société, mais émane comme une forme d’association originale et localement perçue qui relie les humains, les écrits, les gestes, les objets, les corps, les animaux et les publics dans le processus hésitant de l’installation. Ce faisant, l’art ne fragmente pas le monde, mais il ne le totalise pas non plus ; il lui redonne simplement de l’énergie.
Notes
[1] Peter SLOTERDIJK, Écumes. Sphères III, Sphérologie plurielle, Maren Sell, Paris, 2005.
[2] Jean BAUDRILLARD, Impossible Exchange, Verso, Londres/New York, 2001, p. 107.
[3] Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
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