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Biographies d’objet

THIERRY BONNOT

La perspective biographique appliquée à l’étude des objets n’est pas une théorie révolutionnaire, mais une option méthodologique qui présente un grand intérêt pour les sciences sociales et pour les musées.

Question de vocabulaire
Parler de biographie d’objet pose d’emblée un problème de vocabulaire : les objets matériels ont ils une « vie » ? Peut-on dès lors écrire leur « biographie » ?
Selon le dictionnaire historique de la langue française, l’emploi métaphorique du terme vie est grammaticalement accepté par les sciences sociales : « La métaphore de la vie et de la mort est très courante vers la fin du XIXè et le début du XXè siècle dans les sciences sociales : elle s’applique aux institutions, au langage » etc... D’autre part, l’usage du terme « vie » peut aussi être admis en science et technique, ce qui nous concerne au premier chef s’agissant des objets matériels : le mot vie « se dit (1880 ) de l’existence de ce qui se transforme dans le temps, d’où au XXè siècle l’emploi pour “durée d’existence (d’une chose)”, spécialement en sciences (la vie d’un radio élément), aussi durée de vie, en sciences et en technique) ».

C’est donc faire preuve d’un purisme excessif que de limiter l’utilisation du mot « vie » à son aspect biologique et l’utiliser exclusivement pour les êtres vivants. Un objet matériel, du moment qu’il subit une ou plusieurs transformations (techniques, physiques, usuelles ou symboliques) peut donc dans ce sens être gratifié d’une vie. En admettant ces arguments, le terme biographie (récit de la vie d’une personne dans son acception la plus courante) peut donc s’appliquer aux objets : s’ils se transforment, ils ont une vie ; s’ils ont une vie, on doit pouvoir la narrer, donc rédiger leur biographie. Toutefois, les réticences à l’égard de ce vocabulaire peuvent se comprendre et il ne s’agit pas de jouer sur les mots pour contourner l’obstacle. La meilleure façon d’exprimer ce que l’on souhaite faire en s’intéressant aux parcours des objets en société est de compléter ces termes d’adjectifs explicitant la démarche de recherche : ainsi parle-t-on de vie sociale des choses ou des objets (Appadurai 1986) et de biographie culturelle des choses (Kopytoff 1986).

L’approche biographique consiste à réfuter la vision strictement matérialiste des objets dans la société pour prendre en compte la variété des statuts, des rapports sujets/objets, des goûts esthétiques, des techniques, des valeurs et les changements de perception subies par les objets matériels au cours de leur existence. Ces multiples variations, que chacun peut constater dans son propre milieu et sa propre vie, nous apprennent quelque chose sur les sociétés, sur les rapports des hommes avec leur environnement matériel, mais aussi sur le rapport des collectifs à leur passé et sur leur gestion de la mémoire. Autant d’éléments auxquels nous ne pouvons accéder qu’en suivant les choses elles-mêmes, au plus près, dans le continuum de leur parcours parfois sinueux. Cette approche est nécessairement interdisciplinaire (archéologie, ethnologie, sociologie, histoire, histoire de l’art et des techniques ).

Humains et non humains
Les objets sont omniprésents dans la vie sociale, dans toutes les sociétés et depuis que les hominidés produisent des artefacts. Cette co-présence est souvent négligée par les sciences sociales, qui tendent à séparer strictement matériel –objets, structures, équipements…et immatériel –discours, symbole, mémoire…Pourtant de nombreuses recherches montrent que l’objet n’est pas qu’un médiateur ayant « incorporé » du social, mais un véritable acteur des relations sociales, ce qui apparaît très nettement dans les études de sociologie des techniques – conception, design - mais aussi de l’échange et du don ou dans le domaine du patrimoine ; c’est également l’une des pierres de touche de la sociologie de Bruno Latour. L’idée maîtresse de Latour, appelant à refonder la sociologie autour de la théorie de l’acteur-réseau (Latour 2007), est d’« accueillir comme des acteurs de plein droit des entités que plus d’un siècle d’explications sociales ont explicitement exclues de l’existence collective » (p.99). Car les objets aussi participent à l’action dans la vie quotidienne ; ils jouent un rôle social et parfois politique indéniable. Selon la théorie de Latour, « toute chose qui vient modifier une situation donnée en y introduisant une différence devient un acteur » (p.103). Même dénués d’intentions, les objets provoquent du changement dans la vie sociale ; s’ils ne déterminent pas l’action, ils la rendent possible. C’est pourquoi Latour défend la position selon laquelle « aucune science du social ne saurait exister si l’on ne commence pas par examiner avec sérieux la question des entités participant à l’action, même si cela doit nous amener à admettre des éléments que nous appellerons, faute de mieux, des non humains » (p.104).

Nous savons tous empiriquement que la vie sociale est constituée de relations entre humains, mais également entre humains et non humains, les uns influençant de facto les relations entre les autres. La distinction entre monde matériel et monde social n’a donc pas de sens, les deux étant étroitement enchevêtrés. L’action des objets en société est variée, leurs effets sont imprévisibles et difficiles à saisir ; la connaissance de ce rôle social passe obligatoirement par une prise en compte des relations permanentes entre humains et non humains. Inversant une célèbre proposition durkheimienne, Latour (en 1994) appelle à « traiter les choses comme des faits sociaux », puisque les objets « ne sont pas seulement les écrans ou les rétroprojecteurs de notre vie sociale ».

Perspectives théoriques
Si les travaux de Bruno Latour sont ceux qui synthétisent le mieux ce champ théorique, de nombreux autres chercheurs ont adopté une perspective très semblable. L’anthropologue de l’art Alfred Gell a adopté à peu près le même point de vue en décrivant ce qu’il appelle l’agency des objets d’art, c’est-à-dire leur capacité à agir en société au sens de capacité à influencer les rapports sociaux. Les anthropologues africanistes, confrontés au phénomène du fétichisme, ont intégré à leur schéma la notion d’objet-personne. Marc Augé par exemple, a étudié en Afrique de l’Ouest le « dieu-objet », dont « les récits qui parlent de sa naissance, de ses exploits et de ses inventions élaborent une réflexion très littéralement problématique sur la matière et sur la vie » (Augé 1988, p.27). Car « s’il n’y a pas de symbole qui ne soit chargé de matérialité et par là doué d’une existence propre, il n’y a pas non plus de fétiche, d’objet dit fétiche, qui ne soit doué de vie, c’est-à-dire d’une certaine puissance de relation » (Ibid.140).

Jean Bazin, confronté aux même type d’objet au Mali, a étendu ses réflexions aux objets dotés d’une force simplement parce qu’ils ont été donnés : « Il suffit que d’un objet usuel et ordinaire je fasse don pour le transformer en une chose unique qui est, dans certaines conditions, le témoin de ma personne. Ce qui “anime” la chose, c’est le don. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire de croire que les choses ont de l’esprit pour avoir l’idée de les donner » (p.554). Il s’inscrivait dans la lignée du célèbre Essai sur le don de Marcel Mauss, qui mettait en évidence la capacité qu’ont certains objets à « vivre » en passant de mains en mains. Le don s’inscrit dans l’histoire de l’objet et lui apporte un surcroît d’identité : « Le jour où Oncle Victor a honoré mon baptême d’une timbale en métal argenté de chez Christofle et Tante Agathe mon anniversaire d’un vase en céramique style néo-Moustiers, ils ont, par leur action, transformé un objet quelconque, substituable à une infinité d’autres, en une chose singulière désormais désignée, dans un monde donné, par un nom propre : la timbale d’Oncle Victor, le vase de Tante Agathe » (Bazin 2008, p.552). Mais l’objet ne conserve ce statut singulier que tant que la mémoire du don est vivace : « La timbale d’Oncle Victor a quelque chance après ma mort, faute de narrateur, de disparaître en tant que telle, de redevenir, dans la boutique d’un brocanteur, l’objet d’un possible nouveau don, et donc de changer d’identité, quoique, la célébrité aidant, les identités des donateurs et des donataires successifs puissent se cumuler (le vase de la tante Agathe de Jackie Kennedy ) et éventuellement se perpétuer (la timbale de l’oncle Victor de Napoléon que j’imagine au musée d’Ajaccio) » (Ibid.552-553).

La succession des dons et l’association du nom du donateur au nom de la chose nous interdit de réduire les choses à l’état de signes ou de valeurs, de témoins ou d’accessoires. Écrire la obiographie d’un objet, c’est donc étudier la succession de ses propriétaires et des transmissions qu’ils effectuent. Le célèbre anthropologue Bronislaw Malinowski avait déjà proposé une telle perspective à propos d’un objet ordinaire sur son terrain, mais qu’il élevait au niveau d’un objet sacré : « Un canoë est un élément de la culture matérielle, et comme tel, on peut le décrire, le photographier, et même l’exposer dans un musée. Mais –et c’est une vérité trop souvent négligée la réalité ethnographique du canoë demeure fort étrangère à qui l’étudie hors de son cadre naturel, même s’il a sous les yeux un parfait spécimen. Des données sociologiques complémentaires, par exemple, sur qui possède, qui fabrique et qui emploie la pirogue ; des renseignements sur les cérémonies et les pratiques qui accompagnent cette construction, une sorte de vie type et d’histoire d’un canoë –toutes ces précisions permettent de mieux saisir encore ce que sa pirogue représente vraiment pour l’indigène. [Car] pour un marin, son bateau est bien plus qu’un simple morceau de matière façonnée. Pour l’indigène comme pour le matelot blanc, toute embarcation est auréolée d’une légende, faite de traditions et d’aventures personnelles. C’est un objet de culte et d’admiration, une chose vivante, qui a son individualité propre » (Malinowski 1989 [1922], p.164). Vie type, histoire d’un canoë et non du canoë générique, objet d’admiration, chose vivante ayant son individualité propre, voici des notions bien novatrices pour une ethnologie fonctionnaliste revendiquant la constitution d’un savoir scientifique. Le terme de biographie n’est pas utilisé, mais la réflexion de Malinowski sur cet objet va bien au-delà de sa matérialité et de sa fonction. Dans un tout autre registre, le philosophe des techniques Gilbert Simondon s’est penché sur le « mode d’existence » des objets, entérinant par ses travaux précurseurs l’imbrication humains/non humains théorisée ensuite par Latour : « Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société d’objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre ».

Les historiens de l’art ont pris en compte plus franchement ces données évolutives concernant les propriétaires et les statuts successifs d’une oeuvre. Donnons seulement l’exemple de L’origine du monde de Courbet, dont le récit du riche parcours biographique supplante souvent l’interprétation esthétique. Walter Benjamin avait déjà soulevé la question de la variabilité des regards portés sur les oeuvres : « Une statue antique de Vénus, par exemple, appartenait à une autre tradition chez les Grecs, qui en faisaient l’objet d’un culte, et chez les Pères de l’Église du Moyen-âge, qui y voient une malfaisante idole. » (Benjamin 2000, p.76). Krzysztof Pomian, dans ses nombreux travaux, a considérablement développé cette problématique. Par exemple, à propos des vases des Médicis, il a dressé un bref inventaire « des différents changements qui se sont produits non pas dans l’apparence physique des vases eux-mêmes, mais dans leurs rapports avec d’autres objets et avec les hommes » (Pomian 2003, p.153) ; ces changements sont d’ordre juridique, symbolique, physique et correspondent à la succession de propriétaires à qui les vases ont appartenu. Tour à tour objets de collection privée, reliquaires, propriétés familiales puis papales, puis propriétés de l’Etat de Toscane, pour se retrouver de nos jours au musée en tant que sémiophores, objets porteurs de signification, les vases des Médicis sont comme des « particules qui, sautant d’un partenaire à un autre, maintient le lien entre les deux » (Ibid.154).

Situations concrètes
Ces théories nous invitent à observer les objets au plus près, dans leur quotidien, dans l’usage qui en est fait, leur appropriation par les individus, leur valorisation par les collectifs, l’attachement qu’ils suscitent. Dès lors, il convient de les considérer dans la durée et dans toute la complexité des évolutions de leur statut au fil du temps et des épisodes de leur parcours. Il est surtout très important de s’attacher aux situations concrètes et de refuser tout déterminisme quant à une quelconque « destinée » des objets. Un des principaux théoriciens de la biographie des choses, Igor Kopytoff, établit un pertinent parallèle entre l’esclavage et la marchandisation des choses. Il démontre ainsi qu’il n’existe par de marchandisation ultime, de statut de marchandise définitif et irréversible. Dans le cas de l’esclave, « le fait qu’une personne ait été achetée ne nous dit rien en lui-même sur l’usage qui pourrait alors être fait de cette personne. Certaines personnes achetées ont fini dans des mines, dans des plantations, ou aux galères ; d’autres devinrent Grand Vizir ou amiral de l’Empire Romain. De la même façon, le fait qu’un objet soit acheté ou échangé ne présage en rien de son statut ultérieur, et ne dit pas s’il va rester marchandise ou non. » (Kopytoff 1986, pp.75-76) Ce point est central dans l’approche biographique des objets, qui s’attache à explorer leur devenir permanent et effectif. Car il ne suffit pas de dire qu’un objet connaît plusieurs étapes dans sa vie, passant de la marchandise à l’utilité, puis de la désuétude au déchet ou au patrimoine privé ou public. On peut dire cela de nombreux objets en général, et élaborer à peu de frais un modèle biographique avec ses passages obligés. Mais on manque alors l’essentiel de ce qui fait l’intérêt de cette méthode, à savoir les situations d’échanges humains/non humains, les actions effectuées, les récits, les manipulations, les pratiques que seule une enquête empirique peut permettre de prendre en compte.

Les recherches que j’ai menées à l’écomusée du Creusot-Montceau s’inscrivaient initialement dans un cadre problématique classique, c’est-à-dire dans un questionnement articulé autour de deux grandes questions sur les objets : comment c’était fabriqué ? A quoi ça servait ? Mon enquête a d’abord cherché à répondre à ces questions concernant en l’occurrence des produits céramiques utilitaires produits industriellement aux 19e et 20e siècles dans le bassin industriel de Montceau-les-Mines, en Saône-et-Loire.

En bonne méthode, c’est le travail que les ethnologues appellent « de terrain » qui a fourni à ma réflexion des pistes pour dépasser les limites traditionnelles d’une enquête d’ethnologue de musée consacrée à un ensemble d’objets et a permis l’émergence de thématiques qui n’étaient pas initialement lisibles. Il ne s’agissait plus seulement pour moi de collecter des céramiques –solliciter des dons ou des prêts, acheter, repérer, photographier, etc.- mais de mener des entretiens avec leurs propriétaires, des anciens ouvriers ou industriels céramistes, des collectionneurs, des habitants de la région ayant eu ou ayant encore affaire à ces poteries de grès, des pots, des cruches et cruchons, des vases…. Il me fallait donc avoir accès aux objets dans leur contexte, installés dans le décor domestique, rangés dans un placard, ou même relégués à la cave, voire abandonnés dans un coin de friche du jardin. Et les questions que m’inspiraient mes interlocuteurs ne relevaient pas seulement de la construction symbolique de l’objet-témoin, mais plus simplement du rapport social aux accessoires les plus quelconques : qu’est ce qui fait qu’on achète un objet dont on n’a pas besoin ou qu’on l’utilise alors que d’autres possibilités existent, plus « modernes » ? Comment se déroule la rencontre avec un objet ? Comment se met-on à collectionner tel ou tel type d’objets ? Pourquoi s’attache-t-on à tel objet plutôt qu’à tel autre ? Comment se construit l’histoire d’un objet et comment est-elle narrée par son détenteur ? Au-delà d’un ensemble de produits industriels et d’ustensiles quotidiens des populations locales, je me trouvais confronté aux liens individuels entre sujets et objets. Ainsi, l’identité de l’objet est faite à la fois de son parcours de chose singulière et de ses positions successives au coeur d’un système de représentations collectives. En partant de cette idée, j’ai recueilli des biographies de pots à tabacs, de bouteilles de cidre, de cruchons à liqueurs ou de théières, histoires d’objets que le musée a tendance à noyer dans une approche globalisante, et je me suis efforcé de les prendre au sérieux, pour en faire la matière d’une réflexion anthropologique sur le rapport à l’environnement matériel de la vie sociale et saisir le plus finement possible la façon dont se construit un patrimoine collectif. Par exemple, une poterie de grès fabriquée au début du 20e siècle pour contenir un alcool peut avoir un « destin » classique : on pourrait écrire le récit imaginaire de sa vie. Ce serait une sorte de parcours biographique idéal typique qui mènerait inéluctablement la bouteille de liqueur ou de cidre de l’atelier du potier au musée en passant par le magasin d’alimentation, la cuisine ou le salon, le grenier et la boutique du brocanteur. Souvent, les musées s’amusent à ce genre d’exercice purement théorique. Mais il ne s’agit là que d’une ébauche virtuelle rapide de la situation des objets, la description d’une well-lived-life (vie bien vécue) pour reprendre la formule de Kopytoff. Je me suis attaché à décrire le parcours effectif d’objets pris individuellement, en m’entretenant avec leurs détenteurs actuels, ceux qui les ont fabriqués ou les ont vu fabriquer, ceux qui les ont utilisés ou les utilisent encore ; car bien qu’objet de musée ou de patrimoine, ces objets sont encore fonctionnels dans certaines situations, y compris dans le musée. Quand une interlocutrice me montre fièrement sa collection céramique, elle peut me restituer le parcours de chaque objet pris individuellement…et aucun ne correspond au modèle. Ainsi de ce petit vase, acheté dans un bazar dans les années 1940 : « Je me souviens bien de la date, parce que c’était Pétain qui avait instauré la fête des mères et que c’est le premier cadeau de fête des mères que j’ai fait à Maman ». Elle l’a retrouvé chez sa mère à son décès, puis l’a intégré à sa collection alors que ni sa forme, ni sa provenance ne le prédestinaient à cela. Quand un archéologue normand contacte un peu par hasard l’écomusée du Creusot-Montceau au sujet d’une bouteille de grès cassée et incomplète retrouvée dans la maçonnerie d’une chapelle, c’est le recoupement des témoignages et des archives qui permet de retracer le parcours de cette bouteille de cidre, aujourd’hui intégrée au patrimoine local de Comblot dans l’Orne alors qu’elle fut fabriquée à Palinges ou Ciry-le-Noble, en Saône-et-Loire. Dans le cadre d’une autre enquête, qui aurait pu prédire qu’un tiroir métallique de classeur de bureau, appartenant à l’administration des usines Schneider du Creusot, ait pu devenir un objet de mémoire ? Ce tiroir contenait plus de 350 fiches de travailleurs étrangers, Marocains « embauchés » -ou enrôlés de force ?- par Schneider en 1939 et 1940. Abandonné à la fermeture de l’usine dans les années 1980, il fut récupéré par un artiste plasticien qui utilisa quelques fiches pour une exposition sur l’exploitation des immigrés par la France. En 2000, l’artiste fit don à l’écomusée de ce tiroir et de l’ensemble de son exposition. Le tiroir et ses fiches furent archivés comme documents tandis que l’exposition intégrait les collections d’objets. Reste aujourd’hui une boîte métallique contenant la mémoire jamais écrite de 350 personnes exilées du travail, dont on ignore le destin. Reste un objet dont seule une recherche minutieuse peut permettre de rédiger la biographie.

Les exemples de ce genre sont nombreux. La méthode biographique vise précisément à tenir compte de ces détails réels, à prendre au sérieux ces rebondissements effectifs dans les parcours des objets, ce afin de comprendre ce qui se trame entre les individus et les artefacts avec lesquels ils vivent en société.

Fétichisme méthodologique et vie-bien-vécue

L’objectif d’Appadurai et Kopytoff, lorsque fut publié The social life of things (1986), était d’ouvrir une nouvelle perspective pour l’étude de la circulation des marchandises –commodities, les biens marchands- dans la société. Appadurai défendait une anthropologie économique qui prenne en compte les choses comme acteurs à part entière de l’échange. S’appuyant sur deux postulats interdépendants –les échanges économiques génèrent de la valeur. La valeur est incorporée dans les biens qui sont échangés- il affirme que les marchandises, comme les personnes, ont des vies sociales.

Arjun Appadurai propose une interprétation de la théorie de la valeur tournée non plus vers l’échange en lui-même, mais vers les choses échangées : il s’agit « d’étudier les conditions dans lesquelles les objets marchands circulent parmi différents régimes de valeur dans le temps et dans l’espace ». L’auteur précise toutefois que, selon la perspective adoptée, les choses n’ont pas de significations en dehors de celles dont les dotent les transactions, les attributions et les motivations des hommes. Mais ce constat ne doit pas empêcher d’éclairer la circulation historique concrète des choses. Pour ce faire, nous devons suivre les choses elles-mêmes, car leurs significations sont inscrites dans leurs formes, leurs utilisations, leurs trajectoires. On pourrait partir d’une phrase clé d’Appadurai, qui est à mon avis le fil rouge de toutes les approches originales de la culture matérielle par les anthropologues ces dernières années : « Ainsi, même si d’un point de vue théorique ce sont les acteurs humains qui chargent les choses de sens, d’un point de vue méthodologique, ce sont les choses-en-mouvement qui éclairent leur contexte humain et social ».

Donc, si d’un point de vue théorique, les objets n’ont pas de vie propre, puisque ce sont les actions des hommes qui font sens autour d’eux, d’un point de vue méthodologique, Appadurai appelle à une forme de fétichisme, renvoyant indirectement au « fétichisme de la marchandise » de Karl Marx, qui donne accès à ce que les acteurs sociaux investissent dans les choses. Ce fétichisme méthodologique, consistant à en revenir aux choses elles-mêmes, est indispensable à toute discipline qui s’attache à une analyse des conditions matérielles de la vie sociale.

Quant à Igor Kopytoff, s’il s’intéresse lui aussi à la marchandisation comme processus, son propos se veut interculturel. Son concept de vie-bien-vécue permet de comparer le statut des choses et les relations humains/non humains dans différentes sociétés et différentes cultures. « En faisant la biographie d’une chose, on peut poser des questions similaires à celles qu’on pose au sujet des gens : quelles sont, sociologiquement, les possibilités biographiques inhérentes à tels statuts et dans telle période et telle culture, et comment ces possibilités se réalisent-elles ? D’où vient la chose et qui l’a fabriquée ? Qu’a été sa trajectoire jusqu’ici, et qu’est-ce que les gens considèrent comme une carrière idéale pour une telle chose ? Quels sont les “âges” ou périodes reconnus dans la “vie” de la chose, et quels sont les repères culturels pour ces périodes ? Comment change l’utilisation de la chose avec son âge, et que lui arrive-t-il lorsqu’elle atteint le terme de sa pleine utilité ? » (Kopytoff,1986, pp.66-67). Toutes ces questions concernent les chercheurs et les musées qui s’intéressent aux objets, qu’ils travaillent en Bourgogne ou au Togo, en Asie ou en Amérique du Sud.

Pour rendre plus claire sa théorie, Kopytoff donne l’exemple d’un tableau de Renoir : « Pour nous, la biographie d’un tableau de Renoir qui s’achève dans un incinérateur est aussi tragique, à sa façon, que la biographie d’une personne qui finit assassinée. Qu’en est-il d’un Renoir qui finit dans une collection privée et inaccessible ? D’une pièce en réserve négligée dans les soubassements d’un musée ? Que pourrions-nous ressentir à propos d’un autre Renoir quittant la France pour les USA ? Ou pour le Nigeria ? La réponse culturelle à autant de détails biographiques révèle un ensemble de jugements esthétiques, historiques et souvent politiques enchevêtrés, des convictions et des valeurs qui déterminent notre attitude vis-à-vis des objets labellisés “art”. Les biographies de choses peuvent rendre saillant ce qui resterait obscur autrement. » (Kopytoff, 1986, p.67). C’est bien là l’apport fondamental de cette méthode : mettre au jour ce qui resterait caché par nos a priori catégoriels si l’on se limitait aux points de vue habituels, c’est-à-dire si l’on se contentait d’étudier de façon compartimentée la production, puis la commercialisation, puis l’utilisation, puis la désuétude, puis la valorisation patrimoniale, etc.

Le devenir et l’attachement
Pour un ethnologue, un sociologue ou un historien, s’intéresser à un objet, c’est s’intéresser à ce qu’il est censé représenter et souvent, à ce qu’il est censé dire dans un musée : des activités humaines, des modes de production, des classes d’objets, des modes de vie… ; mais chaque chercheur connaît aussi ces histoires particulières dont les gens habillent leurs objets : l’option biographique permet de prendre au sérieux ces histoires, de prendre en compte la singularité de chaque objet, de son parcours individuel qui constitue une part non négligeable de sa réalité, de sa fiche d’identification. Par exemple, pour les collectionneurs que j’ai rencontrés, la valeur d’un objet réside aussi bien dans la connaissance que lui ont permis d’engranger ses éventuelles recherches -datations, mode de fabrication, fonction « première »- que dans l’effet esthétique produit par l’objet une fois restauré et mis en valeur, ou encore dans les circonstances de son acquisition : lieu d’achat, personnalité d’un donateur, moment de la trouvaille. Ces éléments enrichissent considérablement la signification qu’on peut attribuer à l’objet de collection. Pour pouvoir saisir le plus complètement possible ce qui se passe dans les relations entre individus et objets, il faut se tourner vers les objets eux-mêmes et ne pas seulement considérer leurs propriétaires ou leurs usagers. C’est l’interprétation que nous pouvons faire du fétichisme méthodologique d’Appadurai : la relation sujet/objet est certes tributaire du statut social et professionnel du sujet, mais aussi du statut et de l’histoire de l’objet. Cette construction est réciproque : « Les objets font quelque chose, et d’abord ils nous font » . C’est l’objet relationnel qui doit retenir l’attention des sciences humaines et sociales.

Mais que faire des objets de musée dont on ignore la biographie détaillée et les usages successifs qu’ont pu en avoir leurs propriétaires respectifs, que ces usages soient ceux de la destination fonctionnelle initiale de l’objet telle que la définit l’archéologie, ou des usages dérivés ? Il est indispensable d’enrichir le savoir lacunaire sur certains objets de musée par la comparaison avec d’autres objets, éventuellement par des recherches sur la découverte archéologique des objets en questions et sur les étapes franchies avant l’entrée au musée, voire le parcours biographique depuis l’entrée au musée (utilisé pour telle exposition avec tel cartel d’identification). Il s’agit seulement de ne pas se contenter de données informatives fonctionnelles : par exemple, pour les produits céramiques que j’ai étudiés, plutôt que d’écrire « cette bouteille était une bouteille d’encre » expliquer « cette bouteille était commandée à l’usine untel en vue de contenir de l’encre. Elle fut aussi utilisée pour conserver de l’alcool et cet exemplaire a été retrouvé à tel endroit, tel jour, dans le cadre de telle recherche archéologique ». On retrouve par exemple des petites bouteilles de grès sans doute initialement destinées à l’encre dans la vitrine de la boutique de souvenirs Place Royale (Québec), où elle est censée contenir du sirop d’érable. Une photographie de cette vitrine, et de l’objet en situation dans le monde contemporain pourrait utilement enrichir la vitrine du musée.

Là où l’objet-témoin risque d’imposer une mise en contexte figée, la biographie des choses offre de tenir compte d’une multiplicité de contextes successifs, restituant ainsi la polysémie de l’objet dans son historicité complète et non dans une histoire sélective. Cette option méthodologique, outre qu’elle permet d’obtenir des éléments d’information sur l’attachement des individus aux objets, a de nombreuses implications, notamment politiques, comme le montre la question de la restitution des objets culturels aux pays anciennement colonisés.

Mais peut-on assimiler choses et personnes dans le cas d’objets dénués de cette aura dont parlait Walter Benjamin (2000), de ces objets communs, triviaux, qui constituent entre autre l’essentiel des collections des écomusées et musées de société ? J’aurais tendance à répondre par l’affirmative. Car chaque objet, y compris le plus négligeable, le plus banal, le plus informe, peut avoir un intérêt pour un ou plusieurs individus, chaque objet peut avoir une histoire riche en rebondissements et être chargé de valeurs variées et polysémiques ; et chacun sait que les catégories, parfois indispensables aux systèmes de classification des musées, sont toujours imparfaites et trop restrictives. Si l’on admet la logique biographique et ce qu’elle implique d’imprédictibilité, nous pouvons parfaitement effectuer cette transposition : tout objet, si négligeable soit-il dans un contexte donné, peut, si les rebondissements de son parcours biographique le permettent, devenir un objet-personne, de par le désir et l’attachement qu’il suscite. On pourrait, là encore, multiplier les exemples, les plus connus étant ces objets reliques atteignant aux enchères des sommes considérables. Le point de vue biographique est un moyen de questionner la construction des valeurs accordées aux objets, dont Simmel nous rappelle qu’« il faut toujours des circonstances particulières pour attacher à un objet un sentiment de valeur, car tout sentiment de cet ordre est porté par tout le complexe multiforme de notre affectivité, pris dans un flot ininterrompu d’adaptations et de transformations » (Simmel, 1999 [1901], p.61).

Il y a deux conditions, corrélatives, nécessaires pour que l’on puisse appliquer la méthode biographique à l’étude des objets matériels : il faut que l’objet étudié ait une histoire, un devenir fait d’évolutions et de mutations de statuts ; pour cela, il faut qu’il ait à un moment donné de son parcours suscité l’attachement d’un individu ou d’un groupe d’individus –et les ressorts de cet attachement sont à la fois collectifs et individuels. S’il y a attachement, il y a devenir de l’objet –qui de simple produit devient, par exemple, objet de décor- ; et s’il y a devenir de l’objet, c’est qu’il y a eu attachement.

La biographie d’objets n’est pas une fin en soi, mais un modèle intellectuel qui ouvre sur une option méthodologique permettant de dépasser les catégories habituelles, souvent figées, imposées par le langage et la norme culturelle, dans lesquelles sont engoncés les objets. Sans vouloir déconstruire totalement ces catégories, cette approche permet au moins de mettre en évidence leur porosité, et le caractère transitoire du statut social de l’objet, qui ne peut correspondre qu’à un contexte donné. « Aucun objet n’a de statut définitif. Personne ne peut décréter s’il relève du document ethnographique ou de l’art contemporain. La vie de l’objet échappe à ses fabricants comme à ses acheteurs, aux guerriers papous comme aux galéristes, à l’ethnologue comme au commissaire d’exposition » (Bensa, 2006, p.156). L’ethnologie au musée se doit d’interroger les objets dans la société et dans leur devenir, et pas seulement en tant qu’ustensiles, ou en tant que produits, ou encore en tant qu’oeuvres. La perspective biographique a pour les sciences sociales plus d’avantages que d’inconvénients en ce qu’elle permet de dépasser les habituels systèmes de catégorisation du monde matériel, enfermant les objets dans des cases hermétiques souvent peu adaptées à la réalité des situations dans lesquelles les objets sont effectivement impliqués.

Sources bibliographiques

- Appadurai A. (ed), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press,

Cambridge, 2006.

- Augé Marc, Le dieu objet, Paris, Flammarion, 1988.

- Benjamin Walter, « L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », OEuvres, tome III, Paris,

Gallimard Folio, 2000 [1ère éd. 1935], pp.67-113.

- Bensa Alban, « La fin des mondes ou le cénotaphe des cultures », La fin de l’exotisme, essais d’anthropologie

critique, Toulouse, éditions Anacharsis, 2006, pp.145-156.

- Kopytoff Igor, « The cultural biography of things : commoditization as process », in Appadurai, A. (éd.), The social

life of things. Commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pp.64-94.

- Latour Bruno, « Une sociologie sans objets ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, vol. XXXIV,

n°4, 1994, 587-607.

- Malinowski Bronislaw, Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, collection Tel, 1989 [1ère édition 1922].

- Pomian Krzysztof, « A propos des vases des Médicis », Des Saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago

XIIIe XXe siècles, Paris, Gallimard, 2003, pp.147-161.

-Simmel, Georg, Philosophie de l’argent, Paris, Quadrige/PUF, 1999 [1901].

Dans le salon de lecture de cette exposition

A votre disposition :

- Bazin Jean, Des clous dans la Joconde, Toulouse, Anacharsis, 2008.

- Latour Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte/Poche, 2007.

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