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L’implémentation dans les arts

NELSON GOODMAN

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Nelson Goodman

L’implémentation d’une œuvre d’art peut être distinguée de sa réalisation (execution) - qu’elle soit à une ou deux phases. Le roman est achevé lorsqu’il est écrit, la toile, lorsqu’elle est peinte, la pièce lorsqu’elle est jouée. Mais le roman abandonné dans un tiroir, la toile stockée dans un magasin, la pièce jouée dans un théâtre vide ne remplissent pas leur fonction. Pour fonctionner, le roman doit être publié d’une façon ou d’une autre, la toile doit être montrée publiquement ou en privé, la pièce représentée devant un public. La publication, l’exposition, la production devant un public sont des moyens d’implémentation - et c’est ainsi que les arts entrent dans la culture. La réalisation consiste à produire une œuvre, l’implémentation consiste à la faire fonctionner.

Ainsi présentée, la distinction peut paraître trop évidente pour appeler de plus amples commentaires, mais la relation entre la réalisation et l’implémentation est à certains égards plutôt complexe, et l’examen de cette relation touche à quelques questions plus générales sur l’art.

Dans « réalisation », j’inclus tout ce qui participe à la création d’une œuvre, du premier scintillement d’une idée à la touche finale. Bien que la question de savoir comment on peut tracer une démarcation entre la conception et la réalisation, en particulier dans les arts à une phase, puisse être d’un très grand intérêt, elle ne me concerne pas ici ; la « réalisation » couvre le processus tout entier de la production d’une œuvre. D’un autre côté, dans « implémentation », j’inclus tout ce qui permet à une œuvre de fonctionner. Or, une œuvre fonctionne, selon moi, dans la mesure où elle est comprise, où ce qu’elle symbolise et la façon dont elle le symbolise (que ce soit par description, dépiction, exemplification ou expression, ou à travers une plus longue route _ Cf. « Things », in MM.) est discerné et affecte la façon dont nous organisons et percevons un monde. Il m’arrive d’utiliser « implémentation » de manière suffisamment lâche pour couvrir des tentatives d’implémentation sans égard à leur succès, des procédures entreprises pour faire fonctionner une œuvre, qu’elles fonctionnent réellement ou non. Par exemple, l’encadrement est un processus d’implémentation bien qu’il paralyse parfois une toile plus qu’il ne l’active ; et l’exposition d’un musée est un moyen d’implémentation, même lorsqu’elle laisse l’œuvre inerte.

Mais comparons maintenant l’art du roman à une phase avec l’art de la gravure à deux phases (voir LA, p. 146-149). Le roman est achevé avec le manuscrit, et toute phase supplémentaire comme l’impression, la promotion et la distribution sont des processus d’implémentation. La gravure, d’un autre côté, n’est pas achevée lorsque la plaque est produite, mais seulement lorsque les tirages en sont réalisés ; car ces épreuves constituent les seules instances de l’œuvre. Par conséquent, tandis que l’impression d’un roman ne fait pas partie de sa réalisation, mais de son implémentation, l’impression d’une épreuve fait partie de sa réalisation et l’implémentation consiste à monter, encadrer, exposer, promouvoir, distribuer, etc. Pour autant que la publication appartient exclusivement à l’implémentation, la publication d’un roman comprend l’impression, alors que tel n’est pas le cas pour la publication d’une gravure (mise à la disposition du public). Dans les autres arts à deux phases aussi bien - qu’ils soient autographiques, comme la gravure, ou allographiques comme la musique écrite - l’implémentation dépend de la réalisation des deux phases : une œuvre musicale ou dramatique existe seulement lorsqu’elle est exécutée (performed), une sculpture en bronze seulement si elle est moulée, une œuvre architecturale si elle est construite. Dans les arts d’exécution (performing arts), les processus de réalisation (execution) et d’implémentation sont temporellement entrelacés ; car le premier fonctionnement d’une pièce se produit lorsqu’elle est jouée (performed) devant un public. Ce qui signifie que la représentation d’une pièce devant un public (une question d’implémentation) ne réclame pas seulement une exécution, mais se produit durant l’exécution (performance) (une question de réalisation). Bien que la réalisation commence, normalement, avant l’implémentation, l’implémentation (à travers un plan de production, la promotion, la vente des billets) peut commencer avant que la réalisation soit complète et (à travers le commentaire et la critique) elle se poursuit au-delà.

Parfois, cependant, la réalisation et l’implémentation sont même plus intimement liées. Considérons, par exemple, la pièce de théâtre multimédia Hockey Seen (Cf. « Référence », in MM). La réalisation des dessins, de la danse et de la musique sont tous des éléments de la réalisation de l’ensemble, même si les dessins n’ont pas été faits dans cette intention. Mais la réalisation de la pièce de théâtre est elle aussi un pas vers l’implémentation des dessins. La projection des dessins combinée avec la danse et la musique est une façon de les faire fonctionner - une façon qui, à la différence de certaines autres, incorpore la réalisation d’une autre œuvre. Rien ici, cependant, n’obscurcit la distinction fondamentale entre la réalisation et l’implémentation.

Jusqu’ici, il semble que nous ayons découvert que si la démarcation entre réalisation et implémentation doit être tracée avec prudence, avec l’attention qu’elle mérite pour certaines différences parmi les arts, et si l’implémentation d’une œuvre peut impliquer la réalisation d’une autre, réalisation et implémentation n’en sont pas moins clairement distinctes et la première n’implique jamais la dernière. Spontanément, on pourrait supposer en outre que si la réalisation peut avoir lieu sans l’implémentation, l’implémentation ne peut jamais avoir lieu sans la réalisation ; car comment ce qui n’est pas encore fait peut-il être implémenté ? Curieusement, il s’agit d’une chose qui réclame un examen plus précis.

Une œuvre doit, en effet, être réalisée pour être implémentée, mais c’est parce que seule la réalisation peut faire que nous soyons en présence d’une œuvre - une œuvre est une chose qui est faite. Là où un objet n’est pas un artefact mais plutôt, disons, une pierre trouvée sur la plage (LA, pp. 62, 97-98), l’implémentation peut néanmoins avoir lieu : par exemple, comme lorsque la pierre est montée et exposée dans un musée d’art. Mais, contrairement à ce que l’on suppose parfois, je ne souscris pas à une théorie « institutionnelle » de l’art. L’institutionnalisation n ‘est qu’un moyen, parfois surestimé et souvent inefficace d’implémentation. Ce qui compte, c’est le fonctionnement, plus que toute façon particulière de l’effectuer. La pierre de la plage peut être faite pour fonctionner artistiquement, dès l’instant où on la distingue, là où elle se trouve, en la percevant comme un symbole qui exemplifie certaines formes et d’autres propriétés. II est clair que l’implémentation ne se limite pas à permettre qu’une œuvre d’art fonctionne comme telle, mais elle inclut la possibilité de faire fonctionner une chose comme art.

Ici, nous commençons à percevoir que l’opposition entre réalisation et implémentation n’est pas aussi tranchée que nous pourrions le supposer. Car nous voyons désormais que l’implémentation, même lorsque la réalisation fait défaut, peut être elle-même productive - voire, bien que je n’aime pas ce mot, créative. Elle peut faire que ce qui n’est pas une œuvre fonctionne comme art : elle réalise un fonctionnement esthétique. Dans Manières de faire des mondes, j’ai suggéré la possibilité de considérer la question : « Quand y a-t-il art? » comme plus fondamentale que la question : « Qu’est-ce que l’art? ». La pierre de la plage n’est pas une œuvre d’art, mais sous certaines conditions elle fonctionne comme art ; une toile de Rembrandt utilisée comme une couverture est une œuvre d’art, mais alors elle ne fonctionne pas comme telle. Et ce qui constitue une œuvre d’art peut devoir être défini en termes de sa fonction primaire, usuelle ou standard. La fonction peut sous-tendre le statut.

Il arrive plus souvent qu’on ne croit que l’expérience avec les œuvres d’art ne soit pas esthétique, et il arrive plus souvent qu’on ne croit que l’expérience esthétique ne se réalise pas avec des œuvres. Souvent, les œuvres d’art ne fonctionnent pas comme telles, tandis que les non-œuvres fonctionnent comme des œuvres d’art. Bien que la réalisation et l’implémentation, là où elles se rencontrent toutes deux, puissent être distinguées, elles forment un processus continu avec le fonctionnement esthétique qui en est la fin. D’une part, la réalisation d’une œuvre est requise pour son implémentation ; d’autre part, l’implémentation est le processus qui permet de réaliser le fonctionnement esthétique qui sert de base à la notion d’œuvre d’art.

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